Les salaires de l’art

Numéro 63 – Septembre 2019

La rémunération des artistes exposant dans les centres d’art contemporain est une question cruciale à laquelle ces derniers tentent de trouver des réponses en se mobilisant. Car contrairement à l’expression du début d’une idylle, personne ne se nourrit d’amour et d’eau fraîche.

«They say it’s love, we say it’s unwaged work» 

Le slogan coup de poing de la campagne Wages For Wages Against plante le décor en Suisse romande. Soit en français, « Ils disent qu’il s’agit d’amour, nous répondons qu’il s’agit de travail non rémunéré ». Wages For Wages Against, qui signifie littéralement « Salaires pour, salaires contre » soulève bon nombre de questions autour de la rémunération des artistes. Partant du constat pur et dur qu’actuellement, la plupart des organisations d’art ne rémunèrent pas systématiquement les artistes prenant part à leur programmation, le collectif revendique le droit de ces derniers d’être compensés financièrement pour la promotion et la visibilité qu’ils offrent aux centres d’art, en précisant que l’exposition et la ligne supplémentaire sur le CV ne sont pas suffisantes. 

Permanence juridique 

Basé à Genève, Wages For Wages Against ne fixe pas de frontières aux questions qu’il pose depuis sa campagne initiée en mars 2017. En Suisse, au même titre que la SUISA pour la musique et ProLitteris pour la littérature, Visarte œuvre juridiquement au service des arts visuels avec sa permanence via hotline. Mais force est de constater que la plupart des artistes ne connaissent pas leurs droits, ou que partiellement. En conséquence, ils se retrouvent démunis lorsqu’ils doivent accéder à la justice. Partant de ce postulat, une discussion était organisée à Genève en septembre 2018 à l’initiative de Rosa Brux, le collectif d’artistes composé par Clovis Duran, Jeanne Gillard et Nicolas Rivet. Réunis autour de la question : «Où en sommes-nous avec le droit des artistes?», Rosa Brux et la curatrice indépendante Hélène Mariéthoz invitaient plusieurs acteurs locaux et internationaux à la réflexion. Comme le démontre son premier bilan, le concept de Lab-of-arts visant à la mise en place d’une permanence spécialisée en droit de l’art, a porté ses fruits : «En 6 mois, nous avons obtenu 12 permanences et avons accueilli environ 35 artistes. En termes de disciplines artistiques, il y a eu au départ beaucoup d’artistes visuels », expliquait l’avocat Yaniv Benhamou lors de la rencontre. 

Lausanne bouge, toujours ! 

« Il est toujours difficile de faire des comparaisons de cet ordre là au niveau des pourcentages. Globalement, une politique culturelle résulte des particularités d’un territoire, avec certains points forts et des domaines plus développés que d’autres. »

Michael Kinzer, chef du service de la culture de la Ville de Lausanne

Les revendications des artistes et curateurs indépendants vont bien au-delà d’une région spécifique et se trament tant aux niveaux communaux, cantonaux que fédéraux des politiques culturelles du pays. Dans son rapport de subventions 2018 publié en mai 2019, le Service de la culture de la Ville de Lausanne rappelle son engagement à hauteur de 21.2 % dans le domaine des arts visuels. Soit un peu moins de la moitié de son soutien pour la musique par exemple. « Il est toujours difficile de faire des comparaisons de cet ordre-là au niveau des pourcentages, observe Michael Kinzer, chef du service de la culture. Globalement, une politique culturelle résulte des particularités d’un territoire, avec certains points forts et des domaines plus développés que d’autres ». Le panorama se caractérise par une activité muséale très forte à Lausanne, tant au niveau communal que cantonal. Toutefois, certains musées cantonaux dont les budgets n’émargent pas de la Ville représentent des débouchés porteurs d’avenir, notamment par le biais de projets comme Plateforme 10. «Nous ne sommes pas plus restrictifs dans les arts visuels que dans d’autres domaines, par contre nous avons moins de demandes d’indépendants que dans d’autres secteurs, continue-t-il. D’un point de vue financier, nous sommes conscients de la nécessité de renforcer les soutiens à la scène indépendante. En ce sens, nous avons augmenté les budgets depuis deux ans et espérons pouvoir continuer à le faire, autant pour les expositions et publications d’artistes que pour les lieux d’arts indépendants, qui sont évidemment des relais importants pour cette scène-là». La question de la rémunération des artistes visuels existe depuis un moment, sauf que les rencontres avec les lieux d’arts lausannois n’existaient pas auparavant. «Nous avons maintenant eu un certain nombre de discussions sur la situation actuelle et les perspectives futures, que nous sommes en train d’affiner pour une implémentation dès 2020», conclut Michael Kinzer.

« Mon objectif est simple, il se calque sur le modèle du Fonds national de la recherche scientifique pour créer un Fonds national de la création artistique. Chaque année, la Confédération soutient directement entre 18’000 et 20’000 chercheurs, ce qui représente une somme énorme ! En faisant le tour de la scène des arts visuels en Suisse, nous pourrions soutenir entre 6’000 à 7’000 artistes de cette manière-là»  

Christian Jelk vice-président de Visarte Suisse

Changement de prisme radical 

Si Lausanne affirme sa politique de soutien, reste à voir l’orientation du troisième message culture du Conseil Fédéral pour la période 2021-2024, coïncidant avec la période de législature et dont la consultation court jusqu’au 20 septembre 2019. Dans la continuité de son message culture 2016-2021 qui définissait pour la première fois les trois principaux axes d’action dans sa politique culturelle, à savoir la «participation culturelle», la « cohésion sociale » et la « création et l’innovation», les mesures existantes devraient être développées. Christian Jelk, vice-président de Visarte Suisse, partage sa vision. Un changement de prisme radical exigeant une nouvelle perception de l’artiste visant à ne plus le considérer comme un producteur, mais comme un chercheur. A terme, cela impliquerait de l’extraire du marché qui le paie pour son produit uniquement. Il explique: «Mon objectif est simple, il se calque sur le modèle du Fonds national de la recherche scientifique pour créer un Fonds national de la création artistique. Chaque année, la Confédération soutient directement entre 18’000 et 20’000 chercheurs, ce qui représente une somme énorme ! En faisant le tour de la scène des arts visuels en Suisse, nous pourrions soutenir entre 6’000 à 7’000 artistes de cette manière-là». Cela concernerait tous les milieux artistiques. «Si on demande à un musicien, un scénographe où un chorégraphe à quoi ils consacrent leur temps : ils cherchent, souligne Christian Jelk. Ce temps de recherche n’est pas rémunéré, ou uniquement à la mesure du produit dont il est peut-être l’aboutissement, mais pas systématiquement ». Un aspect auquel les artistes visuels sont particulièrement sensibles en Suisse où le droit de suite n’existe pas, ce qui signifie que l’on peut gagner en valeur sans percevoir la plus-value de sa notoriété.