Pourquoi les arts visuels traversent une époque joyeuse?
Ou la crise actuelle contient-elle en germe un espoir de changements?
Le monde des arts visuels et son économie sont, aujourd’hui, globalement empêchés. Quelles conséquences en termes de processus de création, de visibilisation des œuvres, de relations entre l’art et ses publics, et de financement de ses acteur·trice·s? Est-ce remédiable ? Et comment ?
La situation particulière des arts visuels
Le monde des arts visuels présente des spécificités structurelles : une exposition dure parfois plusieurs mois quand un spectacle est joué durant une semaine. Et si de rares lieux ont échappé aux annulations durant cette dernière année, le report d’expositions en raison de plusieurs fermetures forcées a créé l’effet d’embouteillage actuel et ses impacts à long terme sur la vie et l’économie de l’art.
Bien-sûr, selon David Lemaire, directeur du Musée des Beaux-arts de la Chaux-de-Fonds, il existe une différence entre l’impact de la crise actuelle sur les créateur·trice·s indépendant·e·s versus sur les salarié·e·s des institutions fonctionnarisées qui ont pu préserver les bases de leur travail. Et comme le rappelle Florence Proton, présidente de Visarte Valais : en Suisse les arts visuels constituent un secteur non salarié : les artistes, contrairement au secteur des arts vivants, ne sont pas rémunéré·e·s pour la partie production de leur travail, devant compter sur leurs ventes pour vivre, ce qui est un leurre.
Pour David Lemaire, il est aussi difficile pour un·e plasticien·ne de prouver son manque à gagner sur cette dernière année d’isolement forcée car il et elle ne peut pas évaluer ce qui aurait été vendu en temps normal. Selon Michael Kinzer, chef du Service de la culture à Lausanne, l’engorgement que subissent les arts visuels est en effet le plus complexe à gérer peut-être parce que l’implication publique y est moins thématisée ou sollicitée déjà d’ordinaire que dans les arts de la scène. De plus, tout un pan du financement de l’art par la vente d’œuvres répond à une réalité difficilement cernable pour les collectivités publiques.
Un changement de paradigme est alors nécessaire aujourd’hui. Selon Florence Proton, contrairement au milieu du théâtre, les artistes visuel·le·s sont très peu en relation entre eux·elles, sauf au moment des vernissages, et ont moins l’habitude de s’organiser collectivement. Et pour Michael Kinzer, il ne faut pas se reposer sur l’image romantique et libertaire de l’artiste qui ne correspond plus aux réalités contemporaines : être artiste est devenu un métier complexe au sein d’un système souvent très libéral, et les artistes, livré·e·s à eux·elles mêmes portent seul·e·s une lourde responsabilité entrepreneuriale et financière alors que leur travail devrait être essentiellement créatif. Pour ces raisons, l’association Visarte qui défend les droits des artistes, architectes et curateur·trice·s, opère dans plusieurs cantons des changements depuis plus de deux ans vers une direction syndicale.
Galeries, espaces, musées : des zones de contact
Quid de la situation des lieux de promotion de l’art contemporain ? Pour Anne Jean-Richard Largey, directrice de la Ferme Asile à Sion, heureusement les annulations ont été évitées et les artistes payé·e·s, pour ce qui est des arts visuels. Mais les nombreux reports nécessitent une grande adaptation. Plus encore, depuis une année, l’organisation d’habitude déjà complexe a impliqué un état d’alerte constant laissant peu de place à la réflexion et à la création. L’impact humain ne doit pas être minimisé non plus : sur l’équipe du lieu dont il faut à présent renforcer les liens, et aussi de par l’absence de rencontres avec le public.
Les petites structures publiques sont peut-être les moins affectées par les mesures actuelles. C’est le cas du Musée des Beaux-arts de la Chaux-de-Fonds dont les activités scientifiques et curatoriales ont pu être préservées grâce à une programmation faite, déjà d’habitude, peu en amont. Mais les activités de médiation et les événements y ont été comme partout impactés par les fermetures puis des jauges restreintes. De manière générale, ce sont les vernissages qui manquent le plus, générant frustrations et pertes financières et participant au cloisonnement social généralisé. Selon l’artiste Matthias Sohr, directeur de l’espace d’art lausannois Bureaucracy Studies, ce rituel constitue une vraie plateforme pour les artistes, pour rencontrer leurs pairs, les professionnel·le·s du marché ; et pour s’entretenir sur leur travail. Dès lors, quand et comment constituer un réseau et permettre de futurs projets en son absence ?
Le rôle de catalyseur de la « crise du covid »
Selon Michael Kinzer, la crise actuelle révèle la grande fragilité du secteur culturel alors qu’il constitue une réelle nécessité pour une société qui ne le perçoit pas toujours. Cette fragilité a été thématisée heureusement rapidement, ce qui a permis une prise de conscience et un soutien public. Restent une très grande précarité et des financements insuffisants ; l’un des défis majeurs étant celui de la solidarité et de la cohésion par une compréhension mutuelle plus fluide et une répartition financière équitable.
Ce renforcement des fragilisations et de la fragmentation professionnelle et sociale semble aussi agir comme un catalyseur pour des changements inespérés : on aurait à la fois gagné une prise de conscience plus généralisée de la condition et de la lutte quotidienne des créateur·trice·s et une plus grande cohésion entre eux·elles, d’après Sylvie Wozniak, artiste et présidente de Visarte Genève.
C’est que, selon Hélène Mariéthoz, secrétaire du même organisme et curatrice d’expositions, la crise du covid a mis à jour toutes les problématiques structurelles dont les collectifs genevois G.A.R.A.GE, Rosabrux, Lab-of-arts et elle-même avaient commencé l’analyse il y a 2 ans, concluant déjà que, pour que les artistes puissent bénéficier d’une protection sociale, payer leurs charges et être autonomes, ils et elles doivent être remunéré·e·s - l’autre solution étant un revenu universel. Mais les projets annulés de cette année montrent que la rémunération n’est pas suffisante : le travail réalisé par les artistes doit être vu. D’où la nécessité de trouver des formes alternatives de diffusion, par exemple en investissant l’espace public.
Alternatives et nouvelles formes (ou pourquoi nous vivons une époque joyeuse)
Pour Florence Proton, le confinement, la solitude et le télétravail n’ont pas changé la vie des artistes mais l’arrêt forcé a permis de réfléchir et de rebattre les cartes. Nous vivons une période foisonnante dans la création et la réflexion : nombre de propositions récentes redonnent vie aux œuvres et désengorgent le marché ; mettent en relation les artistes ou font collaborer différents domaines de manière inédite, et ils doivent se multiplier.
Une résidence est née au Musée des Beaux-arts de la Chaux-de-Fonds favorisant la création des artistes tant que leurs relations avec le public étaient entravées - avec, aujourd’hui, une pérennisation possible. Aussi, durant l’été passé, la Ferme Asile mettait son espace - déserté par les festivals annulés - à disposition des étudiant·e·s de l’EDHEA, renforçant du même coup leurs liens institutionnels. Quant à Visarte, elle a pu garantir en 2020 une protection financière exceptionnelle à ses membres genevois·e·s ou tente aujourd’hui de fédérer l’ensemble des lieux d’exposition du Valais. Dans l’espace d’art Bureaucracy Studies, dorénavant les formats seront pensés de manière plus ouverte et fluide, avec des expositions croisées, sans début ni fin, pour favoriser les liaisons conceptuelles et humaines. Quant à Marie-Christine Gailloud-Matthieu, elle a mis sur pieds à Valentin 61, dans son cabinet lausannois, un fonds de soutien et deux mises en ventes - physiques et sur instagram – qui ont permis à 70 artistes de travailler, de montrer leurs œuvres, de rencontrer des collectionneur·euse·s et de se rencontrer entre eux·elles grâce à un accrochage continu quand tous les musées étaient fermés - observant alors pour sa part une réelle solidarité entre les artistes invité·e·s.
Pour une « biodiversité de l’art »
Et après la crise ? D’abord, beaucoup en appellent à la pérennisation des initiatives et des soutiens publics mis en place cette dernière année. Ensuite, consolidons nos liens et prenons soin de notre communauté : pour David Lemaire, il faut opter pour les circuits courts dans l’art comme dans la vie et plutôt que de se focaliser sur les grands centres, ouvrir les yeux sur la valeur de la création locale pour favoriser la biodiversité de l’art et ses interactions joyeuses ! Pour Anne Jean-Richard Largey, ce sont en effet les institutions culturelles qui peuvent et doivent accompagner les publics dans leurs réflexions sur l’importance du rôle de l’art dans la société et les faire ainsi se rapprocher des artistes en vue d’une prise de conscience collective des enjeux au sein de ce monde de l’art auquel nous appartenons toutes et tous.