La règle de l’art ? Le définir et convier l’hiver
La première règle de l’art est qu’il soit défini par rapport à tout ce que nos sociétés actuelles confondent avec lui. Prenons d’abord la « créativité », son écran suprême aujourd’hui, dont on peut joyeusement détailler les déploiements dans la Cité.
La créativité, c’est ce dont on gave les petits enfants pour qu’ils apprennent à s’occuper tout seuls par temps de pluie. Ce dont on gave les adolescents pour qu’ils s’imposent en compétiteurs efficaces de la scène néolibérale. Ce dont on gave les dépressifs pour qu’ils en tirent de quoi forger leur renaissance. Et ce dont on gave les vieillards pour qu’ils enluminent leur déclin physiologique et mental de broderies et d’aquarelles.
Et la créativité, c’est aussi ce qui confère une part de son allure vicieuse au microcosme culturel lui-même. C’est ce qui le transforme en une zone de brouillard où s’ébattent à foison tant d’escrocs à l’art – comme on parle d’escrocs à l’assurance. Tant de peintres, de designers ou de danseurs abusant la galerie publique et s’abusant eux-mêmes tant ils sont branchés sans être modernes, interconnectés sans être rayonnants, virevoltants sans être dynamiques, malins sans être intelligents, et finalement reconnus sans s’être montrés inspirés.
Ainsi vont le vocable et la pratique, dont il est révélateur qu’ils soient salués y compris dans les milieux de l’économie la plus néo-libérale qui soit, à force de séminaires visant à stimuler la créativité des traders à trente millions de rémunérations par année, et celle des fraudeurs à l’œuvre dans la hiérarchie de telle ou telle belle banque helvétique. Admirable dérive contemporaine, qui nous a fait passer des « créateurs » aux « créatifs » et des « visionnaires » aux « visuels » !
Telle est donc la première règle de l’art : il n’est pas n’importe quoi. Il n’est pas le jeu mené par la plasticienne Sylvie Fleury, par exemple, qui fit passer la présentation de quelques chaussures au Mamco de Genève, il y a quelques années, pour l’aboutissement d’un processus artistique en profondeur. Justifiant cette opération par deux principes d’une fausse candeur vertigineuse. Le premier ? « Juste être une femme, et montrer quelque chose, une paire de chaussures […], lui donne une nouvelle dimension ». Le second ? « Recontextualiser quelque chose de très superficiel lui donne une nouvelle profondeur ». Bravo, Sylvie.
À partir de là, je perçois une autre règle pouvant constituer aujourd’hui les arts. Si ceux-ci paraissent avoir perdu beaucoup de leur pouvoir transformateur sur les êtres, c’est que les uns comme les autres sont pris dans un processus d’accélération équivalent. C’est que les arts s’emballent à la même vitesse que s’emballent les habitants de la Cité contemporaine. C’est qu’ils ne les tirent pas par la manche de manière à leur dire : « Écoute-moi, regarde ! »
Ainsi la forme la plus ralentisseuse et la plus concentrée de l’écriture, qui est la poésie, est-elle aujourd’hui submergée par une couche surexcitée d’expressions compulsives. Et la forme la plus agitée du cinéma, qui est le film dit d’action, a proliféré – de même qu’ont proliféré, dans le registre des arts plastiques, la sculpture cinétique et la peinture gestuelle.
Or la fulgurance elle-même doit mûrir avant d’advenir, alors qu’aujourd’hui tout se déplace à la même allure : vingt-quatre images à la seconde quant au cinéma, bien sûr, mais aussi vingt-quatre films à la seconde et vingt-quatre livres à la seconde quant à la littérature, dirait-on, et vingt-quatre expositions à la seconde quant à la peinture, pour nous faire croire au flux perpétuel de l’art et nous suggérer son pouvoir hypnotique. Tant et si bien que nul ne distingue plus rien. Tant et si bien qu’il ne subsiste plus aujourd’hui, sur la scène comme en nous-mêmes qui l’observons en qualité de spectateurs, qu’une bouillie de messages et de sensations.
Le seul événement qui paraisse capable de rétablir une différence de vitesse entre les arts et les êtres, c’est une maladie généralisée. Un accident global. Une sorte de panne. Le seul événement qui paraisse capable de rendre aux arts leur signification la plus subversive, c’est peut-être ce genre de désastre : un coup de frein magistralement exercé sur les fièvres ambiantes.
Une catastrophe qui nous paralyse à la surface de la Terre et stoppe le galop fou des arts et de leur consommation. Une espèce d’hiver où se produise, dans le gel obligé des corps, des âmes et des formes, le mouvement sourd et patient des germinations explosives.