Édito n°44, décembre 2014

Numéro 44 – Décembre 2014

Il n’y a pas de réalité sans contrainte. Dès la naissance, un temps nous est imparti sans que nous ne sachions jamais à l’avance sa durée exacte. Il nous faudra construire toute une vie avec cette inconnue. Il en est de même avec la force de pesanteur que notre planète nous impose, gravité avec laquelle nous sommes toujours obligés de composer. Prisonniers du temps, prisonniers de l’espace !


Prisonniers aussi des contraintes auxquelles nous nous astreignons volontairement pour obtenir un résultat d’« excellence ». Sportifs, danseurs, musiciens ou chanteurs d’opéra, pour ne citer qu’eux, cherchent, par une répétition constante d’exercices, à atteindre la perfection.

Mais il y a aussi, souvent et surtout, les contraintes imposées de l’extérieur qui peuvent modifier toute une vie. Certains sortiront écrasés par ces violences imposées, d’autres arriveront à les sublimer, mais à quel prix !

Contraintes religieuses, philosophiques, contraintes politiques, finan­cières, contraintes sociales. L’Histoire en est parsemée.

En pleine insurrection de la Commune de Paris, le 15 avril 1871, le peintre Gustave Gourbet déclamait : « J’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même selon ses besoins, à son profit direct et suivant sa conception propre »[1]. Il fut condamné à la prison deux mois plus tard pour avoir réclamé l’abattement d’un symbole du pouvoir, la colonne Vendôme érigée par Napoléon pour commémorer la bataille d’Austerlitz. Pour continuer à peindre, il ne lui restait d’autre solution que de s’exiler, ce qu’il fit en Suisse. Exil auquel furent forcés combien d’autres artistes…

Berthold Brecht, antifasciste de la première heure et proche des communistes, dut le faire par deux fois. Quitter l’Allemagne le 28 février 1933, quelques semaines avant que ses œuvres écrites soient brûlées en place publique. Réfugié aux États-Unis, il dut également renoncer à ce pays d’accueil en 1947 pour ses idées trop gauchistes et se réfugier à Zurich. Quant au cinéaste espagnol Luis Buñuel qui travaillait aux États-Unis et ne cachait pas son anticatholicisme et son marxisme, il subit de telles pressions qu’il se vit obligé d’abandonner son poste au Museum of Modern Art de New York, puis, à la fin de la guerre, de s’exiler au Mexique. À Charlie Chaplin, qui vivait à Los Angeles, on reprocha aussi ses opinions de gauche. Il rejoignit ainsi, en 1952, les nombreuses victimes du maccarthysme. Parti en Europe pour la promotion d’un film, il n’obtiendra pas le visa de retour et s’installera à Lausanne puis à Corsier.

De l’autre côté du rideau de fer, la musique des con­traintes politiques ne manquait pas non plus. En 1957, l’écrivain Boris Pasternak en fit les frais à l’occasion de la parution en Italie du Docteur Jivago. Il fut accusé d’être un « agent de l’Occident capitaliste, anti-­communiste et anti-patriotique » et se vit obligé de refuser en 1958 le prix Nobel pour épargner à lui ainsi qu’à ses proches de lourdes sanctions. Treize ans auparavant, Alexandre Soljenitsyne avait été condamné à huit ans de prison dans les camps de travail pour « activité contre-révolutionnaire ». Et au milieu des années soixante ce sera au tour du cinéaste Andreï Tarkovski de se confronter à la censure qui lui coupera tout financement parce que, dans ses films, il s’était éloigné de toute considération politique prosoviétique. Si Pasternak a pu rester en Union Soviétique, mais épuisé est mort d’un cancer deux ans plus tard, Soljenitsyne, lui, a été expulsé en février 1974. Il a ainsi pu continuer à écrire librement à l’étranger avant de revenir réhabilité au pays en 1994. Quant à Tarkovski, il devra lui aussi faire le choix douloureux de quitter son pays natal à la fin des années 1970 pour continuer à tourner ses films.

On pourrait continuer encore longtemps à dresser la longue liste des artistes du passé et du présent que les différentes contraintes surtout politiques et économiques ont tenu enfermés dans des chrysalides sans lumière et sans espoir d’éclatement. Combien de Ai Weiwei et de Wang Zang en Chine, combien d’artistes d’Hong Kong ces derniers jours, combien d’autres encore sous toutes les latitudes, essaient de nous questionner et de nous faire rêver à travers leurs paroles et leurs œuvres. Personnes, paroles et œuvres qui ne demandent qu’à s’envoler comme les papillons pollinisateurs de nos vies.

[#1] Extrait d’un discours de Courbet adressé au rédacteur en chef du journal Le Rappel, le 15 avril 1871. Cité in Michèle Haddad, Courbet, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, 2002, p. 122.