Quand Fellini rêvait de Picasso

Numéro 62 – Juin 2019

« Si la première moitié du XXe siècle a été illuminée par l’oeuvre de Picasso, la seconde moitié l’aura été par les films de Fellini » Gore Vidal  

Au début des années soixante, sur le conseil du célèbre psychanalyste jungien, Ernst Bernhard, Fellini commence à tenir un journal de ses rêves. Ainsi, pendant trente années, régulièrement il y écrit et dessine ses rêves.  

On y retrouve trois rêves, datés du 22 janvier 1962, du 18 janvier 1967 et de juillet 1980, concernant Picasso. Des rêves qui révèlent l’admiration presque filiale que le réalisateur vouait au peintre espagnol. Le premier quand Fellini est aux prises avec la production de 8½. Le second quand il est en crise avec la préparation du Voyage de Mastorna, film qui ne verra jamais le jour. Enfin le troisième alors qu’il affronte La Cité des femmes. 
C’est à partir de ces trois rêves et de deux autres sur Picasso - que Fellini n’a pas dessinés mais seulement racontés - qu’Audrey Norcia, historienne de l’art, se propose de monter une grande exposition réunissant Fellini et Picasso, exposition dont la version française est actuellement présentée à Paris, à la Cinémathèque.* 

Quand Fellini vient au monde en 1920, Picasso a déjà trente-neuf ans. Très tôt le futur réalisateur italien a une grande admiration pour ce maître de l’image et s’en est fortement inspiré dans ses films. Dans « La passarella » finale de 8½ ne sentons-nous pas à travers l’enfant et les clowns musiciens une mélancolie du cirque partagée avec Picasso ? Fellini aurait probablement aimé rencontrer Picasso. 

Ils avaient un ami commun qui aurait pu les rapprocher : Georges Simenon qui avait connu Picasso dès 1927 et était un grand admirateur de l’oeuvre de Fellini. En 1960, Simenon est le président du jury du Festival de Cannes qui décerne la Palme d’or à La dolce vita, et Picasso, invité comme chaque année au Festival depuis la présentation du Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot en 1956, est probablement aussi présent ce soir-là. Fellini et Picasso réunis par un même festival n’ont fait que se croiser. 

Mais la manière d’affronter l’acte de création les a toujours rapprochés. Simenon l’avait bien ressenti quand, parlant de son rapport avec l’écriture, il déclare en 1968 dans la revue Médecine et Hygiène : « Je travaille un peu comme les peintres […] Un peintre commence un tableau sans savoir du tout où il va, et c’est au fur et à mesure qu’il travaille à ce tableau que tout change. Picasso, par exemple, commence à vouloir faire un arbre et puis cela devient un taureau, alors qu’il était parti pour un arbre. Les premières images, c’était l’image d’un arbre, puis ça finit par l’animal.1» Et Picasso de renchérir : « Je dessine les objets comme je les imagine et non comme je les vois. Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense.». Quant à Fellini, il affirme régulièrement : « La personne la plus réaliste reste le visionnaire, parce qu’il témoigne de sa vision de la réalité à travers son imaginaire. Il n’y a pas de division entre l’imaginaire et la réalité. La vraie réalité c’est sa dimension imaginaire.» 

L’artiste au travail 

Lorsqu’on voit, grâce aux nombreuses photographies de Dora Maar, Picasso au travail sur la toile de Guernica, entouré d’une foule d’amis et de visiteurs occasionnels, on pense immédiatement au studio 5 de Cinecittà qui était l’atelier presque permanent de Fellini. Studio où, entouré d’une foule de techniciens, d’acteurs et d’invités, l’auteur de La dolce vita mettait en place le décor où faire évoluer les personnages de ses films comme Picasso le faisait aussi bien avec ses modèles. Certes l’exemple de Guernica est un peu une exception à la règle, car le peintre préfère en général plutôt le silence et la solitude créatrice que le brouhaha quasi continu et indispensable des tournages de Fellini. Mais dans leurs différences ils sont tous deux liés par le casting de leurs « créatures » qu’ils transforment chacun à leur manière pour y faire surgir la véritable essence au-delà des apparences. 

Fellini laisse l’instinct, le rêve, le désir immédiat guider sa main et façonner petit à petit, avec peu de choses, comme le sculpteur avec un peu d’argile, quelques dessins, quelques idées, des visages, des ambiances, des atmosphères : une œuvre dont il met longtemps à accoucher. Le rêve du réalisateur italien est, au fond, de ne jamais achever cette œuvre, de ne jamais la mettre au monde. Son rêve est de préparer éternellement des films sans devoir les mettre en scène. Il vit avant tout dans le moment présent. En 1972, il déclare dans une interview : « La chose la plus importante pour un auteur, c’est d’essayer d’oublier tout de suite ce qu’il a fait, de ne pas se sentir lié par l’atmosphère de son dernier film. Une fois le film fini, celui-ci va devoir faire son travail avec le public, trouver son public, et cela devient alors une affaire entre le film et son public… Cela ne me regarde plus. Je pense déjà à mon prochain projet3 ». Fellini ne garde rien et ne détient aucune copie de ses films. Quelle différence avec Picasso qui accumule même les objets les plus dérisoires, qui garde auprès de lui les œuvres de sa main qu’il juge importantes pour son parcours ou son histoire personnelle et qui collectionne les créations d’autres artistes.  

Tant que le film n’est pas achevé, tant que la dernière séquence n’est pas montée et doublée, le personnage principal des films de Fellini, c’est Fellini lui-même. C’est lui-même dans sa relation au film et dans son regard sur le film qu’il est en train de réaliser jour après jour. C’est pourquoi il ne veut pas en parler, car le film n’existe pas encore... Ce film à réaliser n’est pas un objet pour Fellini, mais l’expression de sa rencontre avec la vie au quotidien. 

Le créateur et son œuvre 

Une fois terminé, le film n’intéresse plus le Maestro, car la relation n’existe plus. L’équipe technique se disperse ainsi que tous ceux qui ont prêté leurs visages aux différents personnages. Le film est devenu une œuvre bien réelle mais jamais vraiment à l’image du film qu’il aurait aimé réaliser et Fellini l’abandonne comme on délaisse une photographie qui n’est que le reflet, pour ne pas dire l’ombre bien vague, de ce que l’on a vécu. 
Si Fellini abandonne facilement ses œuvres à leur destin tel un père dénaturé, Picasso au contraire suit la vie de ses tableaux. Il ne tourne pas le dos à ses « créatures » aussi facilement que Fellini. Certes il est plus aisé pour le peintre d’être maître de ses moyens de production que pour le cinéaste qui, par exemple, sur le tournage de Casanova employait à Cinecittà, à travers la société de production du film, plus de deux cent personnes et occupait plus de huit studios. Mais c’est avant tout une différence de caractère, car de nombreux cinéastes sont aussi leurs propres producteurs. Chaplin, Hitchcock, Coppola, Spielberg, Polanski, Godard, pour ne citer qu’eux. Picasso gère particulièrement bien la diffusion et la vente de ses productions en sage qui sait que l’argent lui donne le pouvoir de continuer à exercer son art, sans contraintes financières. Tandis que Fellini, qui accepte des cachets relativement modestes pour un réalisateur de son niveau - et cela pour être sûr qu’on lui produise son prochain film - doit après chaque tournage, recommencer une chasse exaspérante aux financiers avec la peur sans cesse répétée des refus possibles. 

Mensonges et vérités 

Sur le cheminement de ces deux grands artistes on voit se dessiner deux comportements qui les réunissent très étroitement. 
Le premier traite de la violence à laquelle ils réagissent devant tout élément ou personne qui a le malheur de les freiner ou de les dévier de leur activité créatrice. 

Tant que les femmes qui entourent Picasso sont des muses pour lui, tout va bien. Il les porte aux nues. Mais dès que Picasso ne ressent plus en elles une source d’inspiration, d’admiration, dès qu’elles manifestent une trop grande volonté d’indépendance vis-à-vis du « maître », il les élimine brutalement de son entourage. Rien ne doit le soustraire à la grande névrose de cette force créatrice qui ne tolère aucun frein, aucun blocage. Cette force vitale qui balaie violemment tout obstacle. Car le créateur, dans ce cas-là, semble comme happé par un vide existentiel s’il n’arrive plus à se jeter librement sur sa toile, à construire concrètement les univers qui le hantent. 

« Je ne crois pas être capable de sentiments profonds si ce n’est pour faire des films. Je suis d’un naturel paisible mais pour obtenir un résultat artistique, je suis capable d’être dur, cruel4 ». Ces paroles sont de Fellini, mais elles pourraient fort bien appartenir à Picasso. 

Et quand le peintre ou le cinéaste ne veut plus d’un collaborateur qui, selon lui, ne lui donne plus ce qu’il en attend en force et en ressource à la réalisation de ses projets, toute excuse devient valable, très souvent dans une parfaite mauvaise foi. 

Quant au second point, il concerne l’autobiographie, celle de leur vie et celle racontée à travers leurs oeuvres. 

Tous deux, tels des romanciers, ont arrangé en partie le récit de leur vécu, aussi bien privé que public, afin de donner non seulement une bonne image d’eux-mêmes, mais également comme de bons conteurs un récit agréable à entendre. C’est moins la vérité qui les intéresse que la manière de l’interpréter. 

Pour ce qui est de leurs oeuvres ou plus justement de leur oeuvre, ils la considèrent tous les deux unanimement comme une véritable autobiographie et le déclarent très clairement. « Tout art est autobiographique : la perle est l’autobiographie de l’huître5 » proclame Fellini, suivi par Picasso qui affirme : « Je peins comme d’autres écrivent leur autobiographie […] Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal […]6 ». 

Chacun d’eux à travers la lecture du monde qui les entoure nous a transmis un grand récit de vie qu’ils ont abordé avec des instruments propres. Fellini utilise beaucoup les rêves comme outil d’inspiration non seulement pour garder un contact permanent avec son inconscient, mais aussi pour dépasser en les affrontant, les peurs que lui inspirent ses fantasmes. « Ce sont, dit-il, ces limbes, cette frontière entre le monde du tangible et de l’intangible, qui sont vraiment le royaume de l’artiste ». Picasso, lui, se plongeait dans le « faire » pour nourrir son inspiration : « Quand je rêve, je ne vois rien d’extraordinaire. C’est le produit du travail qui apporte la plus grande somme de création […] Je ne crois pas que ce soit dans les profondeurs du rêve que l’on crée. Voilà pourquoi je pense que l’artiste éveillé crée, car je ne suis jamais étonné de mes rêves ». Deux chemins pour un même parcours initiatique ! L’un à travers les rêves, l’autre à travers le « faire ». 

Picasso et Fellini s’approprient tous deux tout ce qu’ils touchent. Ils digèrent et réorganisent chaque fait, chaque objet, chaque réalité… Leurs réalités sont des mensonges qui ne disent que la vérité pour le plus grand plaisir de tous ceux qui prennent le temps de rencontrer les oeuvres de ces deux génies. 

On ne peut conclure ces quelques lignes qu’en leur donnant la parole à travers une déclaration de Picasso : « L’art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité » car « tout ce qui peut être imaginé est réel7 ». 


*Quand Fellini rêvait de Picasso
Une exposition produite par La Cinémathèque française, en collaboration avec la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte, et conçue en partenariat avec le Museo Picasso Málaga.

La rencontre de deux des plus grands créateurs du 20e siècle, une exposition spectaculaire où les films de Federico Fellini côtoient 50 oeuvres rares de Pablo Picasso.

Commissaire général : Audrey Norcia
Commissaire associé pour l’adaptation à Paris : Matthieu Orléan
Du 3 avril au 18 juillet 2019 à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, Paris XIIe


1 Déclaration originale de George Simenon dans Les confidences de Simenon ou le génie de la création subconsciente, Médecine et Hygiène, n° 528 bis, juin 1968, p.497.
2 Mercedes Guillén, Picasso, Madrid, Alfagara, 1973, p.51.
3 Retranscription par l’auteur d’une interview donnée le 18.05.1972 par Fellini à Jean-Jacques Duchâteau pour l’émission Cinémagazine de la Radio Suisse Romande, émission diffusée le même jour.
4 Federico Fellini, Fellini par lui-même à travers 44 déclarations. La déclaration reprise ici est la n°10 en p. 30, revue L’ARC consacré à Fellini. Librairie Duponchelle, Paris ré-édition de décembre 1990. La première édition date de 1971.
5 Eugene Walter, Federico Fellini : Wizard of Film, n° 6, December 1965, Atlantic monthly 216.
6 Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Bibliothèques 10/18, Paris 2006, p.125.
7 Michel Leiris, Un génie sans piédestal. Et autres récits sur Picasso, présentation par Marie-Laure Bernadac, Paris, Fourgis, 1992, p.15 (Déclaration originale de Picasso à Marius de Zayas, 1923, dans Picasso, Poemas y declarationes. Mexico : Darro y Genil, 1944, p. 27).