Frederik Peeters, Saccage, Atrabile, 2019

Contrebande Dessinée

Numéro 68 – Décembre 2020

La réalisation d’un livre de bande dessinée peut s’avérer être un enjeu doublement politique en tant que médium engagé, à la fois par ses sujets et sa forme éditoriale. Petit état de la question avec un chercheur, un éditeur et une auteure suisses romand·e·s.

Cette année, le monde de la bande dessinée compte très peu de parutions. Bien sûr, la pandémie en est la cause mais surtout, au contraire de la Belgique ou de la France, la BD reste un domaine marginal en Suisse ; quand bien même la Genève du début du XIXème siècle voyait naître celui considéré aujourd’hui comme l’inventeur de la BD moderne en la personne de Rodolphe Töpffer[i]. En réalité, longtemps absente des écoles et des lieux consacrés à l’art, quelques maisons d’édition situées principalement à Genève apparaissent seulement dès les années 1990. Alors, on savait déjà que diffuser un livre dans un petit pays comme le nôtre n’est pas une mince affaire mais y produire de la bande dessinée pourrait être un acte carrément militant.

Frederik Peeters, Saccage

Mais au fait, la BD est-elle un médium dont les auteur·e·s suisses s’emparent pour aborder des sujets politiques? Selon Raphaël Oesterlé[ii]qui enseigne l’histoire culturelle de ce médium à l’Ecole supérieure de bande dessinée et d’illustration à Genève (ESBDI), il y a 20 ans, les sujets de la bande dessinée suisse relevaient plus de l’intime. Au contraire, les auteur·e·s de celles parues dernièrement, par exemple chez Atrabile à Genève en 2019, semblent avoir pris du recul pour traiter plus largement de l’humain dans son milieu : récit et esthétique de l’effondrement avec Saccage de Frederik Peeters ;  relation de l’humain à la nature avec SUV de Helge Reumann ; histoire de la colonisation dans Robinson Suisse d’Alex Baladi, ou encore vécu de la migration pour Je suis au pays avec ma mère d’Isabelle Pralong.

La BD est souvent revendiquée comme un roman graphique

Au moment où se sont formé·e·s ces auteur·e·s né·e·s à la fin des années 1960, il n’existe pas d’école consacrée à la BD en Suisse. Naissent alors des œuvres très variées avec un point commun pourtant : ce sont des objets souvent revendiqués comme livres ou comme romans graphiques; une volonté qui participe du mouvement international visant à faire reconnaître la BD comme un média pour adultes, avec des récits de fiction clos et personnels, et de se distinguer des albums d’aventure et autres Comics. Aujourd’hui, pour Raphaël Oesterlé, le paysage suisse de la BD n’a pas fondamentalement changé tandis qu’il remarque ailleurs un développement de la BD documentaire depuis environ cinq ans, tels que des ouvrages de sciences ou d'histoire, des témoignages, des reportages et autres enquêtes journalistiques.

Une fiction autour de la place de la Suisse dans l'histoire du XXE siècle

Bien sûr, il existe quelques exemples s’approchant de ce courant en Romandie, comme par exemple Le Siècle d’Emma (Antipodes 2019) : une fiction avec un ancrage documentaire autour de la place de la Suisse dans l’histoire du XXème siècle. Interrogée à ce sujet, son auteure Fanny Vaucher confirme : « c’est justement pour raconter des choses en lien avec les réalités du monde que je fais de la BD. Ce qui a rendu le projet intéressant pour moi c’est le focus sur les luttes sociales, ce que vivent les gens, l’histoire des institutions, des femmes, et leurs combats». Selon elle, le genre documentaire viendra à se développer chez les jeunes auteur·e·s : les éditions Antipodes à Lausanne par exemple commencent à faire de la BD politique et reçoivent déjà beaucoup de projets liés à l’histoire et la sociologie.

En réalité, fiction ou reportage il est impossible d’identifier un genre majeur dans la création BD suisse : un monde bien trop poreux et aux frontières mouvantes. C’est l’avis de Yannis La Macchia, co-fondateur des éditions Hécatombe à Genève, qui préfère identifier plutôt un monde de la BD francophone au sein duquel les acteur·trice·s circulent largement.

Isabelle Pralong, Je suis au pays avec ma mère
Le siècle d'Emma, Fanny Vaucher

Le fait maison plutôt que la délégation

S’agissant de BD engagée, Yannis La Macchia considère que la forme des publications est déjà un acte politique. Voire contestataire dans le cas de la micro-édition : le collectif d’auteur·e·s Hécatombepréfère le fait maison à la délégation, se plaçant ainsi hors de l’industrie du livre et de son économie. Les membres - souvent bénévoles - de ce genre de collectifs, choisissent alors leur propre rythme, leur organisation et leurs moyens de production, afin de pouvoir expérimenter de nouvelles formes et réaliser des objets de manière exemplaire, en adéquation avec leurs valeurs et leurs choix de vie.

Autre exemple romand : le fanzine La bûche a été initié en 2015 à Lausanne sur la base du constat que la bande dessinée était un milieu massivement masculin. Pour sa co-fondatrice, Fanny Vaucher, « c’était avant le boom féministe, il n’y avait pas de liens entre les créatrices, il s’agissait alors pour nous de créer un réseau, de se rencontrer et de se faire une place ». La bûche est désormais devenue un réseau informel de près d’une septantaine de créatrices, grâce aussi à la visibilité offerte par les festivals et les libraires. Le monde de la BD suisse romand et francophone forme ainsi un microcosme à l’équilibre subtil où tout est interconnecté et où les lieux physiques et les évènements restent vitaux pour l’édition.


[i] A lire : Töpffer & Cie. La bande dessinée à Genève 1977-2016 (ouvrage collectif, Ed. Agpi 2016)

[ii] Raphaël Oesterlé est commissaire de l’exposition « It’s alive ! La fabrique des monstres dans la BD » à  voir jusqu’au 30 janvier 2021 à la bibliothèque de la Cité à Genève.