L’ère du plateformocène

Numéro 68 – Décembre 2020

Dans les médias et tout particulièrement le cinéma, on parlera du crash de 2020 comme d’un tournant historique. On sent bien que l’économie paralysée du cinéma ne pourra pas redémarrer comme si de rien n’était. Juerg M. Eberlé, un des initiants de la nouvelle taskforce « Swiss Audiovisual Production » s’entretient avec Frédéric Gonseth, cinéaste, producteur de la série « Lockdown » No 1 et bientôt No 2, et président de « médias pour tous ».

Propos recueillis par Juerg M. Eberlé, spécialiste RP (MA) indépendant, membre de la Task Force "Swiss Audiovisual Production" (SAP)

Dans quel état le monde du cinéma va-t-il se retrouver après la pandémie ?

Quand je décrivais le début de « la guerre des plateformes » dans ces pages en juin 2019, je ne pouvais guère imaginer qu’une évolution aussi catastrophique allait se produire moins d’un an plus tard. Que le petit Mickey, le plus puissant groupe industriel du cinéma mondial, qui a déjà croqué 40% du cinéma aux USA, bref, que The Walt Disney Company afficherait une perte de 2.8 milliards, licencierait 28'000 employés, et prendrait le risque de « se mettre à dos tous les exploitants de salles de cinéma de la planète » (Le Monde, 14-11-20) en sortant directement en streaming ses blockbusters à 200 millions de dollars sans passer par la case cinéma ?

Pourquoi peindre ces plateformes sur la muraille, n’est-ce pas une évolution aussi inéluctable que le télétravail ?

L’essor des plateformes, c’est un collier autoserrant. Les gens ne vont pas se désabonner quand les salles rouvriront. Netflix dépasse les 2 millions d’abonnés en Suisse, et gagne bientôt autant d’argent que les cinémas en Suisse avant leur fermeture !  « C’est historique. Mondial aussi. » (Le Monde, 4-4-20) La plateforme Disney+ a été lancée en pleine pandémie. Avec déjà 74 millions d’abonnés, elle dépasse déjà toutes les espérances de la compagnie, et s’apprête à rejoindre Netflix qui approche de 200 millions d’abonnés dans le monde. Mais « en aucun cas une plateforme ne peut générer autant d’argent » que les salles, selon Jérôme Seydoux, patron de Pathé (Le Monde 14-11-20). Bien sûr qu’il restera des salles de cinéma. Mais dans quelle capacité de programmation ? Le « cinéma de cinéma » va vers une crise mondiale durable.

Il y aura bien un jour un « retour à la normale » ?

Les abonnés aux plateformes iront moins au cinéma, une évidence qui, si j’ose dire, crève les yeux. Dans quelle proportion, personne ne peut le dire. Mais la cassure s’est déjà produite. On est entré dans l’ère du « plateformocène » : les séries, déjà très en vogue, ont pris le dessus. La diversité du cinéma ne s’en relèvera pas. Mais les autres arts non plus, une grande partie de la culture vivante, les scènes de musique, de théâtre et de danse, sera également impactée jusqu’à ce qu’une nouvelle génération redécouvre les vertus de l’art vivant ou du grand écran vécus ensemble, en public. Combien de temps de « cocooning » faudra-t-il ? Dix, quinze, vingt ans ?

Pourtant, des mesures de soutien étatiques sont prises pour que le monde culturel survive à cette mauvaise passe ?

On sait que le malade du Covid-19 a moins de chance d’en réchapper s’il est déjà porteur d’une autre maladie grave. C’est exactement ce qui arrive au cinéma, aux arts vivants – mais aussi aux médias d’information (ces derniers sont relativement moins touchés, mais ont commencé à perdre leurs ressources publicitaires au profit des GAFAN bien avant la pandémie). Or l’Etat n’est pas équipé pour traiter d’autre maladie que le COVID par ses prêts, subventions, indemnités de chômage partiel etc. Dans ces conditions, les chances que ces malades s’en sortent sont plutôt faibles. Il faudrait une intervention combinée, à la fois culturelle, politique et économique. Qu’au moins trois conseillers fédéraux se coordonnent…sans parler des cantons et communes ! Dans notre régime politique c’est impensable. Dommage, car seule la politique peut contraindre les plateformes à participer au financement de la culture et des médias des pays qu’elles inondent.

Redonne-nous un peu d’espoir… Que se passe-t-il dans les pays voisins ?

En Italie, d’après Gian Carlo Leone, président des producteurs indépendants de TV, les investissements de Netflix dans les films et séries approchent bientôt ceux de la RAI, tandis que Mediaset de Berlusconi baisse les siens, car les chaînes traditionnelles perdent leurs ressources publicitaires. Mais au moins, en Italie comme en Allemagne et en France, il y a l’obligation de la directive européenne AVMS de diffuser 30% d’œuvres européennes. Les producteurs se battent en plus pour ne pas devenir de simples domestiques des plateformes sans droits sur les films et séries, sans voix sur leur contenu, ni droits sur les revenus futurs des œuvres. Les Français bataillent âprement pour une obligation de coproduction des plateformes avec les producteurs français de 25% de leur chiffre d’affaires selon l’exemple depuis longtemps éprouvé de la « plateforme » nationale Canal+ qui investit environ 150 millions par an dans leurs films de cinéma. Face aux plateformes, les Italiens semblent se contenter de 10%, les Espagnols de 5%.

Et les Suisses?

Le rapport de force y est terriblement défavorable aux producteurs suisses. Ils ne bénéficient pas de la protection européenne. Ils négocient indirectement à travers le « Message Culture » élaboré en 2019, qui prévoit de s’aligner sur la directive AVMS et ses 30% de diffusion d’œuvres européennes. Mais le bât blesse sur la proportion d’œuvres suisses… rien n’est dit et surtout, Netflix a l’avantage de négocier pays par pays.  Si la plateforme US doit faire des concessions à la profession audiovisuelle en Italie, en France et en Suède p.ex., où elle accorde des royalties sur une partie des revenus générés par le film ou la série, la Suisse est le seul pays où elle ne se sent pas tenue à faire de concessions. Les producteurs et réalisateurs suisses ont confirmé dans un communiqué du 25 septembre 2020 qu’il faut « éviter que les profits réalisés ne partent à l’étranger sans une raisonnable contrepartie ». Ils se contenteraient d’un très timide 4% d’obligation d’investissement en Suisse par le biais du « Message Culture » - quand le Conseil National a décidé de réduire cet automne ce 4% à un seul pourcent ! Il ne reste plus au Conseil des États cet hiver qu’à rétablir cette très légère résistance de 4% aux bulldozers américains bien partis pour la déforestation complète du paysage audiovisuel et culturel suisse.

Mais comment réveiller la petite Blanche-Neige suisse ?

L’exemple vient de France, le pays qui a inventé l’exception culturelle. En France, une grande « Alliance de la presse d’information générale » s’appuie sur les droits voisins récemment instaurés par l’Union Européenne pour exiger que Google paie la reprise de leurs contenus protégés. C’est simple, Google doit cesser de puiser gratuitement dans leurs pages (digitales) pour attirer la publicité qu’elle « emprunte » à ces médias. Ce qui pourrait profiter aux deux cents médias qui ont déjà signé de tels accords, en Allemagne, au Brésil, en Grande-Bretagne, en Argentine ou au Canada.

Et en Suisse ? Eh bien… Rien. Ici les petits nains partent de zéro pour établir un front commun qui permette aux médias d’information de faire payer Google & Co pour les contenus qui leur sont « empruntés », et aux autres médias de se protéger contre Netflix, Disney+ qui, s’ils n’y sont pas contraints, se moquent des calamités que ces plateformes infligent à la production locale. Une « Task Force » sous le nom de « Swiss Audiovisual Production », créée cet automne par la profession audiovisuelle, incite ces divers secteurs à se parler : les journaux, les chaînes de radio-TV, les sites d’information, les producteurs de cinéma et de séries TV, les salles de cinéma. Ils jouent tous d’un rôle de service public.

Et en Suisse romande?

La Fondation privée Aventinus, regroupement des trois fondations culturelles privées Wilsdorf, Leenards, Michalski, vient d’ouvrir la brèche, en rachetant Le Temps et en donnant au seul quotidien d’information à l’échelle romande le socle minimum de survie que son propriétaire privé ne voulait plus lui garantir. C’est dans la ligne d’une Fondation des médias dont CEJ s’est fait le chantre depuis trois ans - qui cependant devrait avoir une action plus large, non pas limitée à un titre, mais à tous les médias d’information. Maintenant, c’est aux cantons et communes de jouer, et surtout à la Confédération de faire son dû, notamment par le biais de la redevance, un excellent outil à disposition pour soutenir des producteurs suisses de contenus audiovisuels (séries fiction, documentaires), qui ne sont pas aujourd’hui, malgré le soutien de la SSR, en mesure de résister à la puissance disproportionnée des plateformes mondiales.