Au coeur d’un cabinet de curiosités XXL
Disruptés par la vente en ligne, les galeristes mélangent les genres afin de capter de nouveaux publics.
C’est un beau Romain. Je l’ai à peine aperçu que je suis déjà nez à nez avec lui. Le regard imperturbable me toise à deux centimètres. 2000 ans nous séparent, mais je n’ai jamais été aussi proche d’un buste de l’époque d’Auguste. C. Michael Hedqvist a rendu cette expérience possible. Il est le directeur de la galerie d’art ancien Phœnix, sise à Genève et à New York. Nous devisons devant une statue en marbre de la même époque que mon beau Romain. Je lui narre mon vertige historique. Il sourit et m’encourage à toucher la pierre blanche. La Brafa offre ce plaisir exclusif aux curieux.
Avant notre rencontre improbable, ce bronze a beaucoup voyagé : il a appartenu à un collectionneur texan qui l’a mis en vente chez Sotheby’s à New York en 1990. Et avant ? Il n’est pas toujours aisé de retracer le parcours d’une œuvre au-delà de deux à trois siècles. Les pièces antiques réémergent peu à peu dès la Renaissance, mais surtout depuis les fouilles du XVIIIe et du XIXe siècle. Bref, dans le meilleur des cas, on a un blanc d’un millénaire. Nouveau vertige.
Cette fois, j’en suis sûre, la Brafa, où je suis conviée, n’est pas une foire, c’est un cabinet de curiosités XXL, reloadé pour émouvoir et intriguer les humains du XXIe siècle, gavés d’images mais avides de sensations physiques.
Ceci n’est pas une foire… Quand on se rend à Bruxelles, la référence à Magritte n’est jamais loin. Le lieu où se tient la « Brussels Art Fair », la friche industrielle de Tour & Taxis, a tout d’un chantier surréaliste. L’extérieur chaotique contraste avec le grand raffinement intérieur : la moquette de cette 63e édition a été dessinée tout exprès par un étudiant d’une école de graphisme, elle amortit les pas du visiteur qui flâne d’un des 134 stands élégamment agencés d’une époque à l’autre, d’un style à l’autre, et voit ses sens éprouvés par l’éclectisme d’une telle accumulation. Chaque objet a été choisi, parce que beau, précieux, mystérieux, captivant, évoquant un pan d’histoire ou une petite histoire très particulière (qui l’a commandé, qui l’a fabriqué, qui l’a possédé, qui l’a vendu, qui l’a racheté, qui l’a authentifié…)
En quelques heures, outre mon beau Romain,je croise évidemment des œuvres de Magritte, mais aussi de Geluck, un Rubens, un Ducros, un intrigant miroir aux alouettes, composé de brosses de lavage automatique, des bijoux précieux des plus prestigieux joailliers de la planète comme des lointains Sarmates, des Madone à l’enfant peintes ou sculptées, des pendules dorées, des meubles marquetés, des estampes japonaises, des statuettes africaines, des planches de BD, de vieilles cartes des mondes d’hier qui ont guidé d’intrépides explorateurs, des porcelaines et tant d’argenterie qu’une nouvelle métaphore m’étreint : cette Brafa est un festin des yeux.
Signe de l’époque, la comparaison avec TEFAF (The European Fine Art Fair) revient sous la plume des commentateurs, qui pour ironiser, qui pour louer. Mais tout ne se réduit peut-être pas à une affaire de concurrence : s’il y a des numéros 1, les n° 2 ont aussi le droit de vivre et de trouver leur niche particulière. C’est cette ambition que revendique Bruno Nélis. Directeur de la communication, il récuse toute volonté de jouer à la grenouille qui se prendrait pour le bœuf : en dix ans, la Brafa a doublé le nombre de ses visiteurs, les exposants y sont d’une fidélité si remarquable que les nouveaux postulants sont inscrits sur liste d’attente. TEFAF est plus grande et dégage plus de valeurs ? Et alors ! Beaucoup de galeristes sont présents à la fois à Bruxelles en janvier et à Maastricht en mars.
Ce qui est vrai, c’est que le marché des antiquaires et des marchands d’art est sous pression. Lui aussi, malgré l’intemporalité des objets qu’il valorise, est disrupté. « Internet est en train de tuer le métier de galeriste », lâche l’un d’entre eux. « On peut tout acheter sur écran, et on peut bien sûr se passer de tout contact humain », déplore un autre. « Mais, les vrais collectionneurs recherchent plaisir et émotions, complète M. Nélis. Ils fonctionnent au coup de cœur. » La relation avec l’exposant est déterminante, elle s’inscrit dans la durée, on achète puis on revend plus tard pour acquérir une autre pièce. Le galeriste ne procure pas qu’un patrimoine, il offre à l’acquéreur tout un récit, il l’inscrit dans une longue chaîne de transmission.
Le défi consiste donc à capter de nouveaux publics. L’histoire de la Brafa témoigne de cette quête. L’événement qui s’appelait à l’origine « Salon des antiquaires de Belgique » a commencé il y a une bonne dizaine d’années à accueillir de l’art moderne, et depuis trois ans de l’art contemporain. Tous les salons d’antiquaires ne sont pas parvenus à réussir ainsi leur saut dans l’époque actuelle.
Le mélange des genres se niche jusque dans les stands. Un impératif : renouveler le regard sur les objets. Christo, invité vedette de cette édition, propose une installation de vitrines voilées, tel un vademecum priant les quidams d’exercer leur subjectivité. De façon moins provocante ou moins minimaliste, les exposants eux s’essayent à casser les codes et l’uniformité, à marier la patine de prestige à l’art moderne. Ainsi au-dessus d’une commode marquetée du XVIIIe trône la simplicité d’un tableau figuratif. Ailleurs, un saint moyenâgeux dialogue avec les lignes brutes d’une sculpture en pierre contemporaine. Plus loin, un chandelier en argent aux courbes baroques réchauffe de son éclat un meuble design.
Dans cette recherche de la surprise, la galerie Theatrum Mundi d’Arezzo décroche la palme. Luca Cableri explique son entreprise de constituer la « Wunderkammer » du XXIe siècle, un cabinet de curiosités scientifiques à l’usage de l’homme contemporain. La statue d’une tortue Ninja voisine avec un squelette et une momie ainsi qu’avec une combinaison de cosmonaute russe qui a vraiment passé 130 jours dans l’espace. Devenir astronaute était un rêve de gosse, raconte M. Cableri. Cette pièce est une rareté : la NASA ne vend pas ses reliques, mais les Russes oui. Le prix de vente est de 130 000 euros.
À la Brafa, le cabinet de curiosités n’est pas qu’un concept. Un stand plus classique que l’italien donne à voir un fabuleux cabinet illustré par les métamorphoses d’Ovide peintes sur les panneaux, datant du XVIe siècle. Les tiroirs de ce meuble, ayant appartenu à un célèbre ingénieur d’Anvers, Michel Coignet, recèlent un autre trésor : des collections de coquillages avec de petites étiquettes à l’encre jaunie. De quand datent-elles ? Mystère. Sur les plus de 60 000 visiteurs de la Brafa, seuls 10 % sont des acheteurs. La Belgique, au cœur des régions parmi les plus riches d’Europe, est un hub de collectionneurs. Quelques musées viennent faire leur shopping. Ensuite, il y a, bien sûr, des visiteurs qui cherchent un vecteur d’investissement alternatif, un placement sûr à long terme (l’offre d’objets anciens se raréfiant, la plus-value se situe entre 5 et 8 % par an, argumente un galeriste).
Mais comment inciter tous les autres, les nombreux curieux, à délier leur bourse ? Pénétrer dans une galerie peut être intimidant pour les non-initiés. Avec son ambiance chic et informelle de cabinet de curiosités XXL, la Brafa permet aux exposants de partager leurs découvertes, leurs engouements et leur savoir. La galerie genevoise Phœnix dédie par exemple un mur de son installation aux young collectors avec de petites pièces antiques dès 500 francs. Une manière d’entrer dans la chaîne d’attention prévenante qui fait voyager un objet de siècle en siècle, de pratiquer cet exercice de mise en abyme, où le regard extérieur produit de la valeur ajoutée. Mais aussi quelques sensations fortes. CT
L’édition 2019 aura lieu du 26 janvier au 3 février.
Note : La Brafa 2018 a établi un nouveau record de fréquentation avec quelque 64.000 visiteurs accueillis.