La BD n’est pas prête de mourir face au numérique

Numéro 59 – Septembre 2018

Prolixe et érudit, Dominique Radrizzani, directeur artistique de BDFIL, explique pourquoi le neuvième art tient bon à l’ère de la dématérialisation, et pourquoi il devrait être mieux reconnu et soutenu par les autorités.

Nous sommes à l’ère du numérique, tout ce qui est imprimé sur papier souffre. La BD va-t-elle être disruptée comme la presse ?

Non, je ne le pense pas. À la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un langage composite, qui hybride plusieurs formes. Rodolphe Töpffer, son inventeur, l’avait baptisée « littérature en estampe ». René Pellos, l’auteur de Futuropolis, y voyait un « cinéma de papier ». La popularité de la BD ne se dément pas. Ni sa valeur patrimoniale : dans les salles de vente aux enchères, les planches d’Hergé font des records hallucinants, le prix de 30 dessins de Delacroix. D’un point de vue éditorial, la reproduction papier des arts du papier (BD, dessin, photo, estampe) est isomorphique. Il y a un réel attachement de la part des collectionneurs à l’album, dans la mesure aussi où la reproduction retrouve l’original et restitue la main de l’artiste. Difficile d’éprouver la même sensation avec la littérature où, dans un souci de lisibilité, la finalité artistique est, à l’inverse, dans la neutralisation de la main de l’écrivain par la typographie. Si la BD devait se développer seulement sur support numérique, il n’y aurait plus d’originaux, il n’y aurait plus le même marché. La BD numérique n’est en rien inférieure aux techniques traditionnelles. Ses auteurs repensent le médium, en exploitant d’autres dimensions. Le numérique permet de dérouler le récit dans d’autres directions que le strip traditionnel, d’en repenser la dramaturgie, de rendre d’autres lectures possibles. C’est d’ailleurs ce que l’expo « BD numérique de création » commissionnée par Yannis La Macchia dans le cadre de BDFIL se propose d’interroger.

Le numérique ne va pas tuer la BD ?

La BD s’approprie le numérique, ce qui permet à certains dessinateurs de produire des oeuvres encore plus folles. Mais je pense que la BD ne va jamais mourir en édition. Pour les raisons que j’ai dites, l’attachement à l’édition papier va perdurer. Il faut déplorer que la presse (elle a longtemps été le vecteur premier de la BD) et la littérature soient plus à la peine. Le numérique favorise l’autoédition. C’est un autre développement récent de BDFIL que de montrer le foisonnement, l’effervescence autour de la microédition, de la part d’artistes qui réagissent au mantra du tout numérique. J’y vois une sorte de retour de balancier, dans un de ces grands mouvements qui font l’histoire: nous sommes dans l’ère de la dématérialisation, de la blogosphère et du zapping, mais jamais les symboles n’ont été aussi pérennes. L’humanité ne s’est jamais autant tatouée que depuis qu’elle surfe et passe son temps dans l’immatériel. Voyez aussi la mode des cadenas attachés aux grands sites touristiques. Le succès de la BD relève de ce besoin d’objets. La force de la BD tient à ce qu’elle peut se pratiquer sur un coin de nappe au bistrot, avec un bloc de feuilles et un crayon. Protolangage, le dessin apparaît avant l’écriture, tant dans la construction de l’enfant que dans celle de l’histoire humaine. Depuis Lascaux, l’homme raconte, dit avec des images ce qu’il a vu. Il permet de restituer une réalité objective ou imaginaire, des choses vécues. Le bison qui caracole sur les parois de la grotte, n’était pas physiquement dans la grotte. Le dessin est une projection, le plus court chemin de la tête à la main, il a le pouvoir de restituer une image sur un support pour la communiquer à d’autres. Qu’importe la nature du support, du plus matériel au plus immatériel, pierre, papier ou numérique.

Les jeunes lisent-ils encore de la BD ou sont-ils passés aux jeux vidéo ?

Je crois que les jeunes font les deux. Ils lisent peut-être moins de BD que les générations précédentes ou alors une autre forme de BD, puisqu’ils dévorent les mangas, que leurs aînés ne connaissaient pas forcément. Les mangas leur plaisent car il s’agit d’une forme qui parle de l’adolescence et de ses problèmes : les grandes interrogations existentielles, l’amour, la violence, le pouvoir ou l’influence. Autant de thèmes qui peuvent toucher les jeunes du monde entier. Il y a d’ailleurs une mode japonaise dont témoigne le succès des événements Polymanga. Tout ce qui entoure le Japon passionne les ados.

Ces générations qui ont lu beaucoup de mangas passent-elles à la BD ?

Tous viennent de la BD, ils viennent de Titeuf, Tintin, Lucky Luke ou d’autres aventures illustrées, ils y retourneront ! Certains lisent BD francobelge et asiatique en parallèle. Il y a des films qui sortent comme Boule et Bill, ça rebooste les ventes. Tous ces personnages font partie de notre patrimoine. Et comme tout ce qui rameute les souvenirs de l’âge tendre, la BD touche une fibre nostalgique. Quand on ouvre un vieil album, c’est toute notre enfance qui remonte à la surface, c’est bouleversant. On y découvrira peut-être d’autres choses avec nos yeux d’adulte. Mais on retourne toujours avec plaisir vers ce qui a marqué nos jeunes années.

La Suisse romande est-elle une terre d’élection de la BD ?

Oui, d’autant plus que la BD y est née ! Son père, Rodolphe Töpffer, est un Genevois. On ne le sait pas assez : le neuvième art est le seul médium artistique jamais inventé par la Suisse. De nos jours, il y a un foisonnement des filières de formation (lire article en page 8). Genève est actuellement un vivier d’auteurs avec Zep, Tirabosco, Wazem, Frederik Peeters… Dans les années 1980 et 1990, c’était plutôt à Lausanne autour de Kesselring et de la Marge, et la présence de Derib, Cosey, Hugo Pratt. Plus grand festival romand, BDFIL est un surgeon de l’ancien festival de Sierre créé en 1984. Il y a une grande histoire et une tradition autour de ce festival. Lausanne abrite aussi le Centre BD (Bibliothèque de Lausanne) avec le plus important fonds patrimonial de Suisse et le deuxième fonds européen. Donc, l’événementiel et le patrimonial sont principalement à Lausanne alors que les artistes et les éditeurs se concentrent surtout à Genève. Mais nous n’en sommes plus aux luttes chauvines entre les deux villes. Il y a une belle amitié et une belle complémentarité des forces.

Les moyens ne manquent-ils pas pour mettre en valeur ce formidable patrimoine ?

Le projet de Maison du Livre à Lausanne est suspendu à un recours. Bien sûr, j’aimerais beaucoup que soit créé un musée dédié à la BD, qui proposerait un parcours diachronique du neuvième art, depuis Töpffer jusqu’aux dernières tendances. Mais il faudrait un généreux mécène. Ce type de lieu génère d’importants coûts de fonctionnement. La décision dépend du politique qui, à Lausanne, soutient déjà une très riche palette d’activités culturelles. À Angoulême, en dehors de la BD (festival et musée), il ne se passe pas grand chose le reste de l’année. En Suisse romande, l’offre est proprement étourdissante. Sur le plan national, nous sommes en train de lancer le Réseau BD Suisse, car le neuvième art est victime de sa richesse, il passe sous les radars des structures de subventionnement : Office fédéral de la culture, Pro Helvetia, etc. Or chez les uns il sera rangé dans le package littérature, chez les autres dans le domaine Arts visuels. Nous voulons faire comprendre que la BD est un langage à part entière, une invention suisse de surcroît, qui devrait être reconnue comme telle, disposer d’experts et de commissions d’attribution ad hoc. Notre Manifeste (lire en page 6), lu lors de Fumetto à Lucerne en avril dernier, a rencontré un écho très favorable. Et nous tiendrons notre première Assemblée générale le 15 septembre, à BDFIL.
 

Dominique Radrizzani

Né en 1963. A la tête de BDFIL depuis 2014, après avoir dirigé le Musée Jenisch de Vevey de 2004 à 2012. Il a créé la revue annuelle de référence Bédéphile.