Le Plumitif engagé

Numéro 55 – Août 2018

On n’a pas inventé la liberté de la presse pour écrire que les trains arrivent à l’heure. D’ailleurs à cette époque (la fin du XVIIIème siècle), les trains n’existaient pas encore.

On n’a pas inventé la liberté de la presse pour écrire que les trains arrivent à l’heure. D’ailleurs à cette époque (la fin du XVIIIème siècle), les trains n’existaient pas encore.

Quand on a inscrit les libertés d’opinion et de presse dans les constitutions ou la Déclaration universelle des droits de l’homme, c’était pour célébrer la démocratie, pas le progrès (fût-il technique et bienvenu).

Ce lien originel entre journalisme et démocratie est un point dont il faut se souvenir au moment où s’effondre le business model traditionnel de la presse écrite et où la digitalisation fait éclater le cadre légal : il n’y a pas de droit de vote sans liberté de la presse, il n’y a pas de citoyens libres et souverains sans journalistes pour éclairer l’opinion.

Parmi les gens qui font métier d’informer, on se représente clairement ce qu’est un reporter, un chroniqueur judiciaire, un correspondant parlementaire ou un critique littéraire mais l’éditorialiste qui prétend donner un avis, à quoi sert-il ? À une époque où les réseaux sociaux démultiplient les prises de parole péremptoires, alors que le discrédit jeté sur les élites est à son comble, son rôle figure parmi les plus critiqués.

Si la mission première du journaliste est bien d’informer, à la fin, il est logique d’exprimer un avis sur les faits rapportés, au même titre qu’archéologues et policiers interprètent ce qu’ils ont trouvé, remettent quelques éléments disparates dans un cadre plus vaste. Donner du sens à ce qui se passe, c’est même ce que la démocratie exige de ceux à qui elle a conféré la précieuse liberté de la presse. À la révolution, la presse écrite, bien avant les trains donc, est née de cette exigence : prendre position dans le débat, éclairer les citoyens pour qu’ils puissent se forger une conviction et voter en conscience. Les journaux défendaient alors une ligne éditoriale dans laquelle leurs lecteurs se retrouvaient.

Malgré le développement au XXème siècle d’une presse généraliste, et moins engagée politiquement, la fonction de l’éditorialiste a perduré : il s’exprime au nom d’une certaine vision du monde, il livre une analyse cohérente dans la durée, il met en perspective, donne une profondeur historique, ou trace des pistes d’avenir, et souvent il dénonce.

L’éditorialiste n’a pas vocation à tresser des couronnes et à rassurer, même s’il peut, dans certaines circonstances, s’autoriser quelques louanges. Mais déranger, contrarier, agacer, sortir son lecteur de sa zone de confort intellectuel ou de sa bulle, constituent ses raisons d’être. En démocratie, la contradiction provoque la réflexion, et permet à l’autre de trouver des contre-arguments et de prendre à son tour position. Les choix et les valeurs dont se revendique l’éditorialiste sont certes éminemment discutables, mais qu’importe puisqu’ils nourrissent le débat. Pas étonnant dès lors que le journaliste qui défend une opinion avec constance soit souvent pris à partie par les populistes qui lui reprochent de ne pas être « neutre ». Il organise la confrontation des idées, la concurrence des solutions, là où les démagogues se veulent seuls détenteurs de la volonté populaire. Légitimé par les droits humains fondamentaux à jouer les inquisiteurs, le plumitif engagé s’affirme naturellement comme le défenseur des minorités face à ceux qui revendiquent la loi du nombre ou un discours unique.

La profession d’éditorialiste ne jouit pas de la meilleure presse. Le journalisme engagé semble passé de mode, on lui préfère le people, plus divertissant pour l’opinion publique, le lifestyle plus lucratif au près des annonceurs. Inspiré par des valeurs, l’éditorialiste qui a toujours - ou presque - un avis sur tout rappelle à certains de ses confrères qu’ils n’en ont hélas pas. Dans des rédactions incapables de s’imposer une ligne éditoriale claire et qui surfent sur l’écume des jours, confondant influence et nombre des clics, cet idéaliste impénitent est un gêneur, un empêcheur de ronronner devant l’écran, lui qui prétend mener des combats et mobiliser les consciences.

Faire preuve d’honnêteté intellectuelle, de cohérence dans la longue durée face à un monde fragmenté et quelque peu déboussolé, assumer ses propos alors que le net favorise l’anonymat des pleutres et le brouillage des sources, ce n’est pourtant pas une petite tâche insignifiante ou égotique, c’est un exercice de salubrité publique. Cette noble mission démocratique s’accompagne d’un plaisir de plume, choix des mots qui, on l’espère, percuteront plus que d’autres, choc des arguments et des références qui indigneront ou raviront le lecteur-citoyen. Être éditorialiste est bien une profession, mais c’est surtout une passion.