L’urgence d’une Fondation Suisse des Médias

Numéro 62 – Juin 2019

Comment limiter les dégâts de la numérisation en Suisse? Face au pouvoir des GAFAN, il est temps de réagir. Interview de Frédéric Gonseth, cinéaste, président de CultureEnJeu et de Médias Pour Tous.

À mettre en garde contre la numérisation de la vie culturelle et médiatique ne risque-t-on pas de passer pour de vieux ronchons?

Le réchauffement climatique était encore l’affaire de vieux ronchons il n’y a pas si longtemps, jusqu’à ce que des millions de jeunes descendent dans la rue! Pour le moment, le jeune programmeur ne voit que des Zéros et des Un. L’internaute, comme consommateur, ne voit que des Plus. Quant au signe Moins, il y a surtout les créateurs, les entrepreneurs et les commerçants qui, douloureusement, ressentent son existence. Pas le genre qui descend dans la rue. Il faut que la jonction avec les jeunes se fasse, et c’est une partie de mon projet. Je propose de sauter une étape, mais pas toutes les étapes! Les effets néfastes du numérique, on croit les avoir bien identifiés : addiction aux smartphones dans la rue, les trains et sur la route. Mais dans les secteurs médiatiques et culturels, c’est d’une tout autre complexité.

La victoire contre « No Billag » n’a-t-elle donc pas suffi à protéger le monde audiovisuel et culturel?

Il a été relativement facile (hum, après coup...) d’identifier une grossière provocation politique telle que l’initiative populaire «No Billag ». Il est moins facile d’identifier les désastres que la numérisation entraîne sur la liberté de presse, la diversité et la créativité audiovisuelle et musicale, le patrimoine culturel, le mode de vie des nouvelles générations. En effet, tout en dispensant ses bienfaits, la numérisation dilue des toxiques dans le net qui s’insinuent un peu partout, invisibles au plus grand nombre. Quelques uns commencent à réagir, le retour du vinyle exprime sans doute quelque chose comme cela : le bonheur n’est pas que dans les 0 et les 1.

Les réseaux sociaux n’ont-ils pas pourtant élargi le champ politique?

La numérisation, vantée pour avoir permis l’entrée en politique de couches entières de jeunes, favorise incontestablement le démarrage de mobilisations géantes ou de mouvements « dégagistes ». Mais si ceux-ci ont permis de dire NON, jusqu’ici, ils n’ont pas permis de dire OUI à un nouveau projet de société. Ces mobilisations soumettent les institutions démocratiques à une terrible épreuve. Qui était prêt à écouter, durant les Trente Glorieuses, les premiers écologistes annoncer qu’il ne fallait pas laisser la voiture privée détruire les tramways et les trains ? C’est un peu la même chose avec le numérique: les réseaux sociaux ne semblent pas, du moins jusqu’ici, encourager une conscience des enjeux collectifs, mais favoriser au contraire, l’effet de bulle, sectoriel. Ou donner la priorité à un mode d’expression agressif, à l’émotion, aux fake news qui se répandent beaucoup mieux que les faits vérifiés par des journalistes. Il va falloir installer des processus différents, qui permettront au net d’inventer les outils d’une meilleure « intelligence collective ». C’est un des buts déclarés de mon projet de « Fondation Suisse des Médias ».

N’est-ce pas un peu réducteur de dire que les divers secteurs des médias et de la culture souffrent de la numérisation?

Je t’accorde qu’il n’est pas toujours facile de diagnostiquer les maladies qui atteignent les médias d’information privés et leur causent une grave perte de substance. Mais nul doute que la fuite de la publicité vers le numérique et surtout les GAFAN les affectent profondément. Il faut ajouter un phénomène de société: l’addiction des jeunes à leurs smartphones les tient très éloignés des journaux papier. Cela lance bel et bien un compte à rebours mortel pour les médias papier et le journalisme. Dans l’édition des livres, c’est la concurrence des ventes en ligne par Amazon et autres plateformes qui se fait sentir.

Dans la musique on a pu voir des tentatives de résistance, non ?

Dans la musique en effet, l’apparition de Spotify s’est faite dans un paysage déjà fracassé en mille morceaux par Youtube & cie. Mais c’est une grosse déception. Les jeunes sont prêts à payer, c’est positif, mais seuls les musiciens les plus connus en profitent. Et vont plutôt chercher des ressources dans leurs concerts live dont les prix s’envolent - une politique ultra-dangereuse, tout comme l’augmentation des prix des journaux papier et des entrées cinéma. Et d’ailleurs, même les festivals de musique amorcent semblent-ils une phase descendante.

Comparées à la télévision, est-ce que les salles de cinéma souffrent moins?

Les cinémas sont en décroissance depuis longtemps, mais là ça s’aggrave manifestement très vite, malgré leur numérisation technologique effectuée au grand galop, avec l’aide publique pour les plus faibles. Les distributeurs de films suisses sont les premiers touchés avec leurs films fragiles. Les salles subissent de plein fouet la concurrence des nouvelles plateformes de streaming préférées par les jeunes générations (Netflix, selon l’institut Fög a vu s’abonner déjà un tiers des jeunes Suisses!). Mais il y a aussi la dégénérescence du mode de programmation, toujours plus courte. On en est arrivés à un seul week-end qui décide de tout - en somme c’est l’inversion complète des rôles: le cinéma est renvoyé à une programmation linéaire, au moment où la TV rêve, avec le replay et le streaming, de devenir non linéaire! Quant à la surproduction, elle est encouragée par la baisse de prix des caméras digitales. Mais le prix des billets de cinéma ne baisse pas pour autant! Manifestement, tout est fait pour que les habitudes des spectateurs de tous âges se reportent vers la consommation at home, non-linéaire, boostée par le succès des séries. Les plateformes de SVOD comme Netflix, HBO, etc. ont acquis - avec l’aide des médias qui accordent plus de place à GOT qu’aux plus gros blockbusters hollywoodiens - une telle puissance qu’elles ont même réussi à abattre le rempart des Oscars. Seule la muraille de Cannes leur résiste encore, pour combien de temps?

Mais la digitalisation ne facilite-t-elle pas la consultation du patrimoine?

Elle devrait en effet, mais le retard de la digitalisation des anciens films prend des proportions très inquiétantes. Pour les nouvelles générations, les vieux films n’existeront bientôt plus. Par manque de moyens, une fracture mémorielle se met en place. Il est urgent de donner à la Cinémathèque suisse par exemple les moyens de digitaliser le patrimoine helvétique et une partie du trésor mondial qu’elle détient, et de le mettre en valeur, voire même ...gratuitement sur internet, par exemple, dans le cadre de la plateforme numérique unique dont la Suisse médiatique devrait se doter.

La Suisse va-t-elle offrir un « paradis numérique » après avoir été un paradis fiscal?

L’Union européenne pourtant acquise à la liberté des marchés, n’hésite plus à prendre des mesures de régulation des GAFAN parce qu’il lui faut défendre, tout simplement, la présence audiovisuelle européenne sur son propre marché. Au niveau international, il s’agit donc d’abord pour la Suisse de ne pas trahir l’Europe voisine en devenant un « paradis numérique » pour les GAFAN. J’aime bien prendre l’exemple du « Magic Pass » créé par une partie des stations de ski, il montre comment des concurrents peuvent s’allier et s’entraider en utilisant les avantages du numérique sans distordre la concurrence entre eux et pour leur plus grand bénéfice à tous.

Chaque secteur va devoir se battre pour lui-même, avec son « magic pass »?

Surtout pas! Notre « chance », si j’ose dire, c’est qu’aucun secteur, même pas la presse privée par exemple, qui demande qu’on lui accorde 120 millions de rabais postaux, ne va pouvoir convaincre de n’accorder une aide qu’à lui-même et à lui seul. Aucun secteur ne devrait nourrir l’illusion de pouvoir « refaire le coup No Billag », à savoir se faire plébisciter en votation populaire, comme la SRG SSR ou les loteries en 2018 ! Car il s’agit là d’entités contraintes par la Constitution de socialiser leurs bénéfices, en tout (les loteries, la SRG SSR, les radio-tv locales) ou en partie (les casinos). Par contre, si tous les secteurs médiatiques et culturels privés, indépendants, joignent leurs forces et argumentent qu’ils jouent eux aussi, malgré leur appartenance privée, un rôle de service public respectant la déontologie journalistique (ce que fait la presse papier j’en suis convaincu - en-dehors des journaux publicitaires type Migros/Coop ou les feuilles de partis), alors là il y a un boulevard politique qui s’ouvre. Mais pour un temps très bref!

N’est-ce pas une illusion que de croire qu’une « grande coalition médiatique » peut émerger?

Peut-être, mais le plus formidable paradoxe, c’est que la grande collecte pour faire bouillir la potion magique qui va donner aux Helvètes la force de se protéger contre les soldats romains du numérique se déroule en ce moment même. Il y a une formidable fenêtre d’opportunité : l’argent est déjà là : celui du surplus de la redevance radio-TV perçu pour la première fois selon un nouveau mode. A la fin de cette année 2019, la recette de la nouvelle redevance audiovisuelle approuvée de toute justesse par le peuple helvète en 2015 dépassera de plusieurs dizaines de millions les montants bloqués attribués à la radio-télévision publique suisse.

On parle même de 30 à 100 millions, voire plus. Que faire de ces millions?

Les démagogues de tous bords veulent le rendre au peuple. Ce n’est pas une bonne « idée suisse », c’est seulement bon pour leur carrière personnelle. Il faut convaincre les politiciens, le Conseil fédéral et le Parlement d’affecter ces ressources annuelles à la lutte contre les effets les plus néfastes de la numérisation sur toute la société, à commencer par le secteur médiatique, et non pas seulement la stricte « radio-télévision » du service public. L’argent est là, il n’y a plus qu’un simple changement de nom à opérer, pour qu’elle devienne la « redevance radio-TV et médiatique ».

« Il n’y a qu’à… », vraiment?

Nous avons quelques mois pour créer le consensus à l’intérieur du secteur médiatique. Si l’alliance de tous ces secteurs est sans faille, elle se traduira avant la fin de l’année en majorité parlementaire. Il n’y a pas besoin de lancer une initiative ou un référendum ! Nous avons vécu cela à l’échelle romande avec le secteur audiovisuel au cours des vingt dernières années, lors de la création de la Fondation Romande pour le Cinéma, Cinéforom, qui regroupe les cantons et la Loterie Romande.

Tous les médias et à l’échelle nationale, c‘est un défi colossal, non?

Peut-être impossible, s’il n’y avait pas, déjà, l’argent à disposition. Je le répète, aucun secteur ne peut espérer décrocher cet argent pour lui seul. Mais tous ensemble, nous pouvons convaincre l’establishment helvétique de financer la création d’une « Fondation Suisse des Médias », gérée par des représentants de tous les secteurs médiatiques et de la Confédération. Il faut que se tienne cet automne un colloque national de tous les médias papier, audiovisuels, numériques, sous l’égide de plusieurs organisations faîtières qui se regardaient jusqu’ici en chiens de faïence.

Quels types d’aides cette Fondation devrait accorder et à qui?

Le surplus de la redevance devrait en bonne partie retourner au peuple. Cette idée retirera le tapis sous le pied aux démagogues de tous les partis. Oui, on rembourse en grande partie l’excédent, mais au lieu d’accorder à chaque contribuable une somme peu significative (ce qui coûterait cher d’ailleurs !), ou de réduire la redevance pour les années prochaines (alors qu’elle vient d’être fortement réduite), on cible ceux que la numérisation ou le manque de moyens détournent des médias papier et traditionnels : la fondation pourrait lancer un « Swiss Media Pass », qui accorde un abo réduit aux jeunes qui ne connaissent pas les journaux traditionnels et des prix réduits dans les cinémas, les théâtres, les concerts et les librairies. Qui accorde un cash back également aux plus âgés qui ne peuvent plus payer l’abo de leur journal favori. On laisse les jeunes choisir mais on les incite à se détourner de leurs médias numériques. On vise ainsi le long terme. On n’améliore pas seulement les chiffres d’affaires des éditeurs, on donne aux jeunes l’envie de goûter aux médias traditionnels, on combat la tendance à s’abonner à Netflix sans jamais plus s’asseoir dans un cinéma, on les aide à goûter à la valeur du journalisme porté par les médias papier - même s’ils s’abonneront plus vraisemblablement à la version numérique...

Donc tu as renoncé au Pacte de l’enquête qui constituait l’autre mesure phare du projet « Fijou » vanté dans ces colonnes?

Pas du tout ! Mais, vu le lâchage des cantons romands qui peinent terriblement à se coordonner au niveau romand et à comprendre l’absolue nécessité d’une indépendance totale d’une aide au journalisme vis-à-vis des donateurs, et vu le surplus de la redevance qui est à disposition, il vaut mieux, paradoxalement, viser le niveau national. Gros avantage : l’indépendance des journalistes y sera mieux garantie, comme l’est déjà celle de la SRG SSR. Je vois le Pacte de l’Enquête comme une des mesures phares de la Fondation Suisse des Médias. Le Pacte n’a besoin que d’une dizaine de millions de francs et il pourra être décliné en versions régionales. La Fondation Suisse des Médias devra en outre pouvoir appuyer avec du matériel et des moyens financiers au niveau national les enseignants qui ne disposent de pas grand chose à l’heure actuelle pour contrebalancer les effets néfastes des réseaux sociaux sur leurs élèves, sauf quelques exceptions modestes comme à Genève.

Quid de la plateforme numérique commune à tous les médias que Fijou voulait financer?

La Fondation Suisse des Médias, là aussi, sera mieux placée pour financer, - par exemple, avec une partie de la taxe sur les fenêtres publicitaires qui est dans la loi et aurait due être appliquée depuis longtemps -, le lancement de la plateforme que partageront tous les médias du village gaulois suisse, appelée à résister à la puissance des plateformes « romaines » globalisées. Le druide de la SRG SSR Gilles Marchand et les éditeurs privés ont enfin compris l’importance de se mettre à la même table pour l’élaborer. Le temps presse, et ce sera plus facile si l’argent ne doit venir ni d’une SRG SSR déjà mise à terrible épreuve par la réduction de la redevance et de la publicité, ni d’éditeurs privés qui voient aussi de leur côté les recettes publicitaires aspirées par les GAFAN, mais de la collectivité.