En 2020 la SSR ripostera en lançant une plateforme nationale
Face à la concurrence de Netflix, le patron de la SSR, Gilles Marchand, ne reste pas les bras ballants. Il veut augmenter les moyens à disposition de la production suisse. Les émissions seront plus fréquemment sous-titrées à l’intention des autres régions linguistiques. Interview.
Gilles Marchand, regardez-vous des séries sur Netflix ?
Oui. Je viens par exemple de commencer la deuxième saison de « Suburra », une série qui mêle Vatican, politique et mafia. Il y a une résonance avec ce que vit actuellement la classe politique italienne. Dans la série, pour gagner les élections, un candidat, historiquement propre, accepte la corruption et choisit son camp, en l’occurrence une droite populiste. Il instrumentalise des actes racistes contre des personnes migrantes, alors que des clans mafieux transforment leur accueil en business. Les bonnes séries nous apprennent beaucoup de choses sur les réalités politiques, sociales, économiques et culturelles du pays dans lequel elles sont fabriquées et diffusées. C’est une des raisons pour lesquelles nous voulons investir plus de moyens dans les séries, afin de raconter la Suisse différemment.
Vous êtes abonné à Netflix depuis quand ?
2 ans.
Alors justement vous êtes abonné Netflix et patron de la SSR…
Je surveille la concurrence (rires) et je ne regarde pas que cela !
… qu’est-ce que vous avez appris de ce phénoménal succès, comment l’analysez-vous notamment par rapport à ce qu’auraient pu, dû, faire les télévisions de service public ?
Le succès de Netflix tient à deux facteurs : l’expérience-utilisateur et la taille critique. L’entreprise a été la première à travailler sur la recommandation, basée sur l’expérience précédente. Ensuite, elle a atteint une telle taille qu’elle peut désormais facilement acquérir des fonds, faire de la co-production originale, et enrichir son catalogue qui est quasiment monothématique, puisqu’il n’y a presque que de la fiction, à part quelques documentaires.
Et quand vous avez vu la richesse de traduction, est-ce que comme patron d’une SSR, qui se qualifiait autrefois d’idée suisse, vous ne vous êtes pas dit que l’on aurait pu être plus courageux en matière de traduction-adaptation des programmes de nos régions linguistiques ?
Justement nous y travaillons. En 2020, la SSR lancera une plateforme qui proposera notre production propre non plus par région linguistique mais par thème avec un système de sous-titrage. Ce sera un enrichissement considérable de notre offre. J’ai ce projet en tête depuis que je suis en fonction ici à Berne. Mais un tel projet demande un peu de temps pour se concrétiser.
Ce sera du sous-titrage, pas encore de la traduction ?
Cela dépendra des contenus. Mais il faut distinguer les choses. Dans le flux linéaire en TV, aux heures de grande écoute, il faut pouvoir assurer le doublage car on ne peut pas imposer au public du sous-titrage. Dans une logique à la carte par contre, le sous-titrage avec la langue originale fonctionne très bien et permet de découvrir des programmes aujourd’hui inconnus, c’est ce qui fait le succès de Netflix. Techniquement, c’est un défi même si, grâce à l’intelligence artificielle, les systèmes de traduction automatique progressent.
Donc, dans un avenir pas trop lointain, on pourra revoir Arena avec des sous-titrages, on ne pourra pas voir Arena en direct avec des traductions ?
Même si les logiciels de speech to text sont de plus en plus performants, le débat politique restera sans doute l’exercice le plus difficile, parce que c’est extrêmement rapide, et de surcroît, pour ce qui concerne Arena, en suisse allemand. De grandes sociétés de services, comme Swisscom, étudient le speech to text pour leurs centres de traitement des appels. Une des plus grandes difficultés aujourd’hui pour ces sociétés c’est d’arriver à franchir la question du dialecte. En français, en italien, ce n’est pas un problème. Donc je pense qu’il peut y avoir des progrès dans l’automatisation. Mais ce serait téméraire de promettre la traduction simultanée pour demain.
Ce projet de plateforme a déjà un nom ? Non, pas encore.
Ce projet de plateforme digitale rapprochera la SSR de son coeur d’activités. C’est un point important : jusqu’à maintenant la relation entre le public et la SSR est passée exclusivement par les chaînes régionales. On est en relation avec la SRF, la RTS, on était avant en relation avec la TSR, on reçoit la RSI etc. Et c’est bien ainsi : la proximité culturelle est une des clés du succès. Mais en même temps, quand la SSR est interpellée ou contestée par le biais d’initiatives, quand on discute de son financement, on parle toujours de la SSR et moins des entités régionales. Mon intention est de redonner à la SSR un peu plus de sens tangible. Comment y parvenir ? En se rapprochant de notre coeur d’activité, qui est le programme. Avec une nuance importante : je n’entends pas produire ici à Berne, mais utiliser la production des régions et la reproposer, de manière transversale. Cette plateforme aura un nom qui signifiera la SSR, je ne sais pas encore exactement quoi, mais qui embrassera l’ensemble des régions suisses.
Idée suisse, par exemple ?
(Il rit). Pourquoi pas ? L’idée ne m’est pas totalement étrangère.
Pourquoi ne pas viser d’emblée une plateforme européenne, ne sommes-nous pas dans les bons réseaux européens, parce que n’appartenant pas à l’Union européenne ?
Ce n’est pas le problème. L’écueil relève des droits des programmes. Sur ce plan, en tant que Suisses, nous avons les mêmes problèmes et les mêmes avantages que n’importe quel autre pays en Europe. La difficulté est la suivante : la grande majorité des productions de fiction sont des coproductions, qui sont financées par des acteurs publics et privés. Les intérêts des coproducteurs ne sont pas toujours les mêmes. En clair, si je produis à 100 % le contenu, que je maîtrise les droits à 100 % et que je décide de l’échanger avec mon collègue de la RTBF, sur la base d’un contenu qu’il a lui-même produit à 100 %, nous pouvons facilement les mettre sur une même plateforme. Mais si je souhaitais mettre « Quartier des banques » avec « La trêve », deux séries co-produites avec des privés, il faudrait que ceux-ci soient convaincus par le même intérêt stratégique. Or, comme télévisions de service public, nous sommes dans une logique de reproposition, qui est fondamentalement une logique de réexposition de nos programmes, alors que les acteurs privés cherchent à vendre leur programme dans plusieurs zones territoriales. Et là commencent les difficultés des plateformes européennes. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui il y a beaucoup d’effets d’annonce et peu de réalisations concrètes. Objectivement, l’harmonisation des droits relève souvent du casse-tête.
Vraiment ?
Prenons quelques exemples. En France, le projet Salto vise à réunir sur une même plateforme les opérateurs privés et publics afin d’essayer de maîtriser les droits territoriaux. En Suisse, il n’y a pas vraiment de diffuseurs privés qui investissent dans la fiction comme TF1 ou M6 le font en France. Notre marché est trop petit. S’entendre au niveau international supposerait de trouver des accords avec d’autres opérateurs nationaux, soumis à une autre régulation de leurs droits. C’est très complexe. Citons encore le projet d’alliance lancé par ARD, FranceTV et Rai, qui doit régler ce type de problème. Pour l’instant, ils essayent de faire de la coproduction ensemble en maîtrisant les droits dès le début. Mais j’aimerais terminer ce petit tour d’horizon de la complexité par un exemple absolument fantastique : TV5 Monde. La chaîne agrège sept programmations et rassemble des productions dont les droits ont été libérés par les pays partenaires, dont la Suisse, respectivement la RTS. Quand nous y plaçons « Temps présent », « Mise au point », ou « Passe-moi les jumelles », nous reproposons des productions propres, diffusées dans le monde entier. Théoriquement, cette chaîne est la plateforme la plus puissante de reproposition au monde et elle touche 300 millions de personnes. Pour l’instant, il s’agit de télévision linéaire, mais rien ne dit que TV5 ne pourrait pas basculer dans une logique à la carte.
Et pour la fiction ?
C’est plus difficile. Si nous programmons une fiction suisse sur TV5 Monde, nous devons obtenir des coproducteurs une libération de droits Cela signifie que je leur demande de me céder les droits pour les mettre ensuite à disposition de TV5. Ce faisant, la capacité de revendre ladite fiction à l’étranger dans des marchés où TV5Monde est présente est sérieusement entamée. Et comme TV5 Monde est mondiale, ce n’est pas évident pour nous d’y exposer des fictions swissmade surtout lorsqu’elles sont récentes. Après un certain temps, on peut renégocier des droits. Avec TV5 Monde, les opérateurs historiques francophones ont depuis longtemps trouvé une solution pertinente de reproposition commune. Le seul débat aujourd’hui est : peut-on avoir cette même logique sur une plateforme digitale à la carte?
Que dire aux producteurs suisses qui doivent se mouvoir dans cet environnement complexe?
Premier point : la SSR a la ferme intention d’augmenter le volume de production, donc les fonds à disposition de la branche, pour produire plus de fictions et plus de séries. En raison de la diversité linguistique, on a eu de la difficulté depuis toujours à avoir un niveau conséquent de productions nationales. On avait une production alémanique, romande mais pas nationale au sens français ou allemand. Ces petits volumes ont des effets collatéraux par exemple pour le monde des auteurs : c’est très difficile de vivre de sa plume. Pareil pour les autres métiers indépendants. Produire plus en volume et en qualité, à l’instar des pays scandinaves ou des Belges, suppose que nous investissions plus d’argent dans la fiction. Deuxième axe : nous voulons monter nos productions de manière beaucoup plus organisée, simultanée et forte dans les différentes régions. Et là, nous allons introduire la synchronisation. En clair, si on réalise demain une série pour la RTS, on fera en sorte qu’elle soit doublée pour être disponible tout de suite sur la RSI et SRF, et vice versa. Nous voulons créer des rendez-vous de fictions suisses réguliers, doublés pour la diffusion broadcast, doublés ou sous-titrés pour la diffusion VOD. C’est une stratégie beaucoup plus offensive, beaucoup plus concertée, de valorisation de la production suisse. Je rêve d’avoir une case hebdomadaire dans laquelle nous pourrions montrer de la production suisse de fiction, en provenance de toutes les régions.
Mais quid de la question des droits?
Pour ce qui concerne la cession des droits, nous allons travailler avec les producteurs privés, afin de trouver des solutions satisfaisantes, innovantes pour reproposer aussi les contenus de fiction sur nos plateformes numériques. On va faire des essais, des expériences. Tout cela sera concerté avec la branche dans le cadre du Pacte de l’audiovisuel. Je suis sûr que nous y parviendrons car quel est l’enjeu ? C’est la différenciation. Comment est-ce qu’on peut lutter contre Netflix Amazone prime ou Apple ? En proposant ce que le public ne trouvera vraisemblablement pas ou rarement sur des plateformes internationales ou sur les chaînes françaises, allemandes, italiennes. Il nous faut des séries ancrées dans les réalités helvétiques, avec un fort pouvoir d’identification à ce qui se passe dans le pays. Je précise que cette volonté d’ancrage n’a rien à voir avec une logique de repli. Nous avons par exemple un projet intéressant de fiction qui s’appelle « cellule de crise » sur les activités du CICR en lien avec d’autres pays. C’est aussi une ouverture au monde, mais depuis la Suisse. Je pense que nous avons dans cette stratégie un intérêt commun avec la branche.
Revenons au projet de plateforme de la SSR, qui n’a pas encore de nom : que ferez-vous des données collectées sur les habitudes des utilisateurs, les commercialiserez-vous ?
Aujourd’hui, parmi les médias de service public, il y a trois grandes écoles. La première est celle de ceux qui ne font rien et ne récoltent aucune donnée. La deuxième famille, telle la RTBF par exemple, oblige les utilisateurs à s’inscrire pour suivre les programmes, avec un potentiel de commercialisation. La RTBF s’engage toutefois à publier une fois par an son algorithme et à indiquer comment les données ont été utilisées. Une troisième approche est celle dans laquelle s’inscrit la SSR. Nous collectons uniquement les données utiles, avec l’accord explicite des utilisateurs et ces données servent seulement à améliorer leur expérience, en leur proposant des programmes ciblés sur les goûts exprimés. On ne commercialise pas ces données. Dire ce qui se passera dans cinq ou dix ans, bien malin celui qui peut prévoir. J’en profite pour mentionner qu’on est en discussion avec les éditeurs sur un projet de login sécurisé de sorte que quelqu’un qui s’est inscrit une fois sur la plateforme d’un éditeur puisse avoir accès au programme de la SSR et vice versa. Sous réserve, pour la SSR, que le login soit libre et que la non commercialisation des données soit respectée.
Pour contrer la concurrence non seulement de Netflix mais aussi des GAFA qui pompent les revenus publicitaires, la SSR dispose d’un budget bloqué. Ne se dirige-t-on pas dans une spirale d’appauvrissement ?
Bien sûr, c’est un risque immense, le risque numéro un. La situation est très simple. On a maintenant une redevance plus basse qui représente un manco net de 50 millions de francs par rapport à l’exercice précédent. Nos recettes de redevance sont gelées et ne peuvent plus épouser l’évolution de la population. Dans notre modèle de financement, les publicités tv ne peuvent pas accompagner les programmes sur la distribution digitale. Sans compter que des pertes de publicité sont de plus en plus significatives. Aujourd’hui le chiffre d’affaires brut des fenêtres publicitaires étrangères dépasse les 300 millions de francs. C’est plus que ce que la SSR arrive à générer. Dès lors, notre option actuelle est de nous créer des marges de manoeuvre puisque aucune croissance des recettes n’est possible. Nous avons donc lancé un plan d’économies de 100 millions de francs. Mais c’est subtil d’augmenter l’efficience alors qu’une bonne partie de ceux qui nous ont soutenus pendant No Billag se sont battus pour préserver la SSR telle qu’elle était. Nous avons pensé qu’en coupant dans les infrastructures notamment dans l’immobilier, nous pourrions économiser tout en préservant au maximum l’offre de programmes et aussi les emplois. Mais nous nous heurtons à de fortes résistances, liées à la défense des implantations hyper locales de la SSR. Les marges de manoeuvre sont super étroites, alors que les défis, comme on vient de le voir sont énormes. J’aimerais en citer un dernier. Après la vague de la vidéo à la carte arrive celle de l’audio à la carte. Nous allons passer de la recherche tactile de contenus à la commande vocale. La grande bagarre qui s’annonce dans les coulisses concernera notamment les assistants vocaux qui reproposeront les contenus : qui sera en tête de liste ? Quand on demandera « que se passet- il en Algérie avec M. Bouteflika ? », que recevra-t-on ? Le dernier sujet de « Forum » ou bien une agrégation de la Silicon Valley mal traduite en français ? Nous devons nous préparer à cela. C’est pourquoi il est crucial de disposer de centres d’innovation digitale, comme nous les avons créés à l’EPFL et à Zurich. Nous ne pouvons pas rester immobiles.
La classe politique qui doit plancher sur une nouvelle loi sur les médias a-t-elle capté l’ampleur de ces défis ?
Nous nous efforçons d’expliquer ces enjeux. Mais il y a d’autres réalités politiques, des rapports de force entre médias, qui pour certains ont intérêt à ce que la SSR n’évolue pas trop vite dans le monde digital. Nous devons aussi en tenir compte.
Taxer les GAFA, est-ce que ce ne serait pas une piste pour redonner un peu d’air à tous les professionnels des médias et de la production audiovisuelle ?
Je pense qu’il va falloir trouver des solutions de financement tierces, car sinon on n’arrivera pas à relever les défis. L’UE explore un modèle de taxation des GAFA, la Suisse pourrait s’en inspirer. Mais le débat est loin d’être tranché. Et les positions européennes ne peuvent pas être que défensives. Il y a aussi en Suisse le débat sur les fenêtres publicitaires : en quoi pourraient-elles contribuer à la production locale, qui était, rappelons-le, le fondement de leur accès au marché Suisse dans les années 90 ? De même, est-ce que les opérateurs télécoms suisses, qui vendent par abonnements des accès à des contenus que d’autres fabriquent, pourraient aussi s’engager dans la production autrement qu’en achetant les droits de programmes sportifs ? La Suisse doit vraiment se demander comment elle entend financer l’ensemble de sa politique des médias.