Avec sa nouvelle loi sur les jeux d’argent, la Suisse ne fait que suivre la tendance.

« Halte à la censure, dérive digne d’un État autoritaire, liberté sur Internet à préserver »,... les référendaires ont dégainé des arguments massue pour combattre la nouvelle loi sur les jeux d’argent. Au point que le quidam ainsi interpellé peut se deman-der quelles vilaines mouches ont piqué le Conseil fédéral et le Parlement, réputés pourtant placides et infiniment respectueux des libertés. Berne serait-elle devenue une sorte de Pékin sur l’Aar ?

Un petit coup d’œil hors des frontières montre que le législateur helvétique n’a fait que son boulot, sans zèle excessif. D’abord, l’article constitutionnel sur les jeux d’argent ayant été modifié en 2012, il est logique qu’une loi d’application suive. Ensuite, que l’on considère les pays voisins, la Cour de justice de l’Union européenne ou même l’Organisation mondiale du commerce, garante d’un accord général sur les  services, tout le  monde s’est posé les  mêmes  questions  que  nos élus et y a apporté des réponses quasi similaires. Ainsi l’OMC, principal vecteur de la déréglementation sans frontières, admet que dans le domaine très particulier des jeux d’argent des dispositions nationales restrictives sont tolérables.

À de nombreuses reprises, la Cour européenne de justice, arbitre intransigeante du bon fonctionnement du marché unique entre ses 28 états-membres, a dû statuer sur les casinos et les loteries. La faute aux Italiens notamment, pas très disposés à accueillir des prestataires étrangers sur leur territoire. Résumé de sa juris- prudence (dans le message du Conseil fédéral sur la nouvelle loi) : « La Cour a expressément reconnu que les particularités d’ordre moral, religieux ou culturel et les conséquences mora- lement et financièrement préjudiciables pouvant découler des jeux justifiaient de laisser aux autorités nationales une marge d’appréciation : lesdites autorités doivent pouvoir déterminer, selon leur propre échelle de valeurs, tant les exigences que com- porte la protection du consommateur et de l’ordre social que la manière la plus adéquate d’atteindre ces objectifs, y compris, le cas échéant, en limitant ces activités ou en en confiant la gestion à un ou plusieurs organismes publics ou caritatifs. »

Jusqu’à preuve du contraire, cela s’applique aussi à internet. Innovation technologique majeure abolissant les frontières physiques, le réseau s’est développé dans un premier temps sans foi ni loi. Mais l’histoire nous apprend que les nouveaux mondes, après une période de Far West, font comme les anciens : ils s’organisent et légifèrent pour remettre un peu d’ordre et d’équité dans les activités humaines. Pourquoi les jeux en ligne échapperaient-ils à une tendance qui touche désormais Uber et Airbnb ? Mesure radicale, le blocage des sites existe déjà en matière de lutte contre la pédopornographie, et personne ne s’en est offusqué. Le terrorisme et le blanchiment d’argent entraînent également des mesures de surveillance et d’endiguement.

Ici comme ailleurs, les autorités ne sont pas naïves, elles savent qu’un site bloqué restera accessible à un utilisateur un tant soit peu doué du principe en informatique, mais elles partent du principe que l’utilisateur lambda, averti de l’illégalité de la page sur laquelle il aura atterri, renoncera, par vertu citoyenne autant que par crainte d’une arnaque. La nouvelle loi ne prévoit toutefois pas de poursuivre pénalement le joueur (comme c’est par exemple le cas en Belgique, en Autriche, en Grèce, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Pologne ou en Slovénie).

Outre le blocage technique, les pays européens combinent d’autres armes de dissuasion. Certains comme la Belgique publient une liste noire des sites non autorisés. Le risque réputationnel incite à obtempérer. La Hongrie interdit purement et simplement aux institutions financières de collaborer à la fourniture d’une offre illégale. D’autres états, tels les Pays-Bas et la Pologne ont passé des accords avec les émetteurs de cartes de crédit pour qu’ils bloquent les transactions financières. Le législateur suisse a toutefois renoncé à cette possibilité, démontrant par là qu’il ne souhaitait pas avoir la main trop lourde. Quoi qu’en disent les référendaires, on reste à des années-lumière des pratiques chinoises en matière de police et de surveillance du net.