Reçois cette missive ondoyante et vagabonde, mon cher congénère, comme le signe de notre proximité réelle autant qu’imaginaire.  Si  j’aperçois  en  effet  souvent ta personne physique au cœur des foules, tu constitues aussi le miroir où ma figure se projette.

 
Tu es un créateur. C’est ainsi, en tout cas, qu’on te nomme dans les microcosmes politiques et culturels en fonction de leurs lexiques. Et si je prends la plume ici pour t’écrire, c’est qu’on m’a demandé d’évoquer ton rapport avec ceux qui sont qualifiés, par ces mêmes milieux, de collectionneurs.
 
Or je veux libérer ta figure de toute catégorisation qui la rendrait marginale ou dominante, prestigieuse ou mondaine. Je veux penser non pas un domaine de notre organisation collective, mais l’ordre démocratique en sa plus grande ampleur.
 
Tu es donc à mes yeux n’importe qui, mon cher congénère. Ou j’affirmerais de préférence, pour mieux définir ta condition, que tu es n’importe quel être sensible cherchant à situer sa personne et son travail au sein du biotope sociétal observable aujourd’hui.
 
Ton lieu de résidence et ton âge comptent donc peu pour moi, qui retiens seulement ce miracle fondateur ayant inauguré ta trajectoire d’adulte : un jour de ton adolescence ou plus tardivement (voilà qui n’importe pas non plus), tes buées intérieures se sont déchirées.
 

Et tu as pris tout aussitôt la mesure de tes facultés de perception, de ton vœu d’en user, et de la conscience en toi d’un langage expressif qu’il s’agirait pour toi de développer, d’articuler, de fortifier, d’affiner, de ramifier et d’exercer - en l’éprouvant, si possible, face à quelques interlocuteurs critiques et néanmoins bienveillants. Ou face au public.

 
Dans cette perspective, tu t’es donc mis à « faire » - au sens le plus complet de ce verbe. Tu as commencé de travailler le marbre ou le métal, par exemple. Ou tu as commencé d’écrire des romans et des poèmes, ou de graver, ou de dessiner, ou de composer de la musique, ou de peindre, ou de chanter. Tu es devenu artiste, en somme, ou créateur au sens de ce substantif évoqué tout à l’heure.
 
Ainsi ta voie s’est-elle instituée de manière à côtoyer les collectionneurs eux aussi signalés tout à l’heure, où s’aperçoivent non seulement des acquéreurs d’œuvres relevant des arts plastiques, d’ailleurs, mais aussi des éditeurs littéraires, peut-être, ou des directeurs d’opéra, ou tout autre agent culturel formé tout exprès pour repérer ta personne, appuyer ta démarche et s’en procurer du bénéfice.
 
Or puis-je à nouveau décatégoriser ces protagonistes que je viens d’énumérer, mon cher congénère ? En songeant à deux ou trois choses ? À ce qu’écrivit Jean de La Bruyère en ses Caractères, où je lis « C’est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule » - c’est-à-dire aussi, à l’inverse, de faire une pendule comme on fait un livre ?
 
En songeant encore aux acceptions sémantiques les plus séculières du mot « art », qui n’est pas seulement « théâtral », « lyrique » ou « cinématographique », en effet, mais aussi « culinaire », « militaire » ou « médical » ?
 
Car c’est à ce point de ces définitions que la réflexion devient intéressante. Qu’elle s’élargit. Que la relation des créateurs et des collectionneurs peut aussi s’envisager dans le cadre d’une relation plus générale impliquant tout individu dont le désir intellectuel, et le vœu de se mettre en œuvre au sens littéral de l’expression, réclament d’être mis en partage avec autrui puis débattu.
 
Tu le constates, mon cher congénère: je ne te parle ici plus seulement des peintres ou des sculpteurs dûment validés comme tels par la société qui les entoure, mais de toute personne disposant d’une « aptitude ou d’un talent à réaliser quelque chose » - comme disent encore les dictionnaires à propos de l’« art ». Et je ne te parle plus seulement des collectionneurs, mais de tout quidam équipé des mêmes facultés d’accueil, d’écoute et de soutien.
 
Voilà pourquoi je te demande maintenant, mon cher congénère: à qui donc toi et moi pourrions-nous nous adresser en ce début du XXIe siècle ? À qui pourrions-nous, toi et moi, parler vraiment, profondément et substantiellement ? De qui pourrions-nous obtenir, dans la Cité des arts comme dans la Cité démocratique, un retour de répliques réconfortantes, critiques et nourricières ?
 
Oui : qui donc, au sein des foules urbaines qui se pressent aux environs, pourrait s’instituer comme le collectionneur attentif de nos matériaux sensibles ou réflexifs intimes ? De nos tourments féconds ou stériles ? De nos trouvailles vives ou déjà lasses ? De nos travaux ratés et de nos chefs-d’œuvre encore enfouis sous notre volonté ?
 
La réponse, tu la crains comme moi, mon cher congénère : elle est décevante. Le collectionneur de ta personne, le collectionneur de ce que tu recèles de plus précieux et de plus prometteur, est introuvable ou presque. Pour des raisons simplement statistiques, sans doute, mais aussi pour des raisons relevant de la psychanalyse: l’humain dépasse trop rarement les limites de son propre narcissisme pour constituer l’interlocuteur suffisant d’autrui.
 

De surcroît, nos temps actuels sont peu propices aux affinités remarquables qui te seraient nécessaires comme à moi. Ils sont trop pervertis par le règne de la marchandise, par celui de la consommation compulsive et par celui du grégarisme instinctif; c’est-à-dire par le règne aussi de la mode volatile, du faux-semblant truquant jusqu’au mélo, et des taux d’audience terroristes exerçant leur pouvoir inouï de formater les esprits.

 
Tu rêverais, mon cher congénère, que ton époque dialogue avec toi. Tu rêverais qu’elle te vérifie, te réfute, t’applaudisse et parvienne à t’aimer sur un mode à la fois critique et roboratif. Or ce prodige n’advient pas, ou de manière fragmentaire. Sais-tu pourquoi Jean-Luc Godard pratiqua le tennis jusqu’à récemment ? Un journaliste du quotidien français L’Équipe le lui demanda naguère, à quoi le cinéaste rétorqua: « C’est simple: quand mon adversaire me renvoie la balle, enfin quelqu’un me répond »...
 
Ainsi vont les choses en notre ici-bas sociétal, mon cher congénère. Que nous soyons créateurs patentés ou non, et collectionneurs d’art certifiés ou non, l’échange et la conversation idéalement possibles entre quiconque et quiconque restent frappés d’une insuffisance ou d’une moyenneté fatales.
 
Bien sûr, des relations merveilleuses adviennent parfois entre deux personnes ou plusieurs, allant jusqu’à marquer l’Histoire au cours des siècles — qu’elles se développent entre des artistes et leurs mécènes, des débutants et leurs inspirateurs, des apprentis et des mentors ou des candides et des aguerris. Des noms, mon cher congénère ? Caius Cilnius Mæcenas ! Les Médicis ! François Ier ! Rodolphe II ! Les Rothschild, le marquis de Cuevas, Gianadda, Beyeler, Barbier-Mueller, Monique et Max Burger, Reinhart, Bührle!
 
Or ces réussites-là sont rares. Elles sont l’exception. Nous vivons plus généralement dans les imperfections de la conversation juste et fortifiante. Nous conduisons rarement jusqu’à son degré de plénitude l’action de dire, de nous dire et d’échanger. Toujours l’art et la sensibilité seront tremblants et fragiles. Toujours la parole et le langage se chercheront. Et toujours les êtres se méconnaîtront eux-mêmes et mutuellement.
 
Ainsi vont nos chemins dans la Cité des créateurs entourés de leurs œuvres. Ainsi vont-ils aussi dans la Cité des citoyens admirant ces œuvres ou les recouvrant de leur indifférence. Nous regardons vers les sommets inaccessibles de la beauté, du partage et de la complicité. Au travail encore, mon ami.