Artistes engagés, public désengagé
Il faut bien partir d’un constat terrassant : face aux désastres provoqués sur la planète par l’humanité, la culture sert à peu. Ou ne sert à rien. À rien qui modère la dévastation de la planète. À rien qui dissuade notre espèce de détruire le vivant qui l’entoure. À rien qui concoure à policer nos usages économiques et financiers. À rien qui réduise les égalités sociales établissant la domination des possédants sur les masses démunies. À rien qui fasse méditer le genre humain sur les phénomènes de la migration et de l’immigration, qui lui sont pourtant consubstantiels depuis le fond des âges.
La culture est vaine quels que soient la masse et le talent des créateurs « engagés ». De ceux qui se mettent, par leur manière d’envisager leur art et de le pratiquer, au service d’une subversion positive du comportement collectif. La culture ne sert qu’à fortifier la souffrance intérieure des êtres percevant les tourments du monde présent en les informant de leur faible nombre, de leur dispersion dans l’espace géographique et social, et donc de leur impuissance. Bien sûr, l’histoire abonde en figures artistiques ayant élargi la conscience des peuples. Pour ne retenir que la France et l’Europe au cours des siècles derniers, voici Montesquieu, qui définit l’« esprit des lois » assez brillamment pour en inspirer d’innombrables Codes civils. Ou Victor Hugo, qui fit mûrir en profondeur l’interdiction de la peine de mort en tout pays civilisé. Ou Pablo Picasso, qui façonna Guernica comme une machine d’indignation mémorable contre toute guerre. Mais voilà. Ces créateurs étaient doués d’une hauteur exceptionnelle qui les aura rendus irréductibles à tout détournement ultérieur : perpétuellement agissants à travers les époques et les lieux, bien au-delà de leur personne périssable et disparue mais exactement selon leur cap initial.
Or combien sont-ils, les artistes ou les écrivains d’une telle envergure ? D’une telle ligne artistique si pérenne ? D’un tel ascendant sur leurs congénères et leur postérité ? Une poignée par siècle ? Quelques dizaines ? Et même eux, d’ailleurs, parviennent-ils à modérer la dévastation de la planète ? À dissuader notre espèce de détruire le vivant qui l’entoure ? À policer nos usages économiques et financiers ? À réduire les égalités sociales établissant la domination des possédants sur les masses démunies ? À faire méditer le genre humain sur les phénomènes de la migration et de l’immigration ? Non. Pour deux raisons.
La première, c’est que la culture ne constitue plus le versant laïque d’une foi religieuse. Elle n’étire plus les êtres vers le sacré séculier. Vers des idéaux intangibles au sein de nos sociétés, et dignes d’un respect absolu, comme les droits naturels de l’humain. Nous ne sollicitons plus la culture comme le moyen d’une élévation possible. Il en résulte que sa valeur d’usage civique et politique est proche de zéro. Elle n’infléchit pas nos comportements quotidiens, ou dans des proportions dérisoires. Elle va jusqu’à revêtir les aspects d’une industrie. D’une industrie particulière, certes, élégante et non polluante, mais dont nous consommons la production comme nous consommerions des cours de coaching existentiel : de manière à favoriser nos repérages mondains et nos modes d’intégration sociale, et fortifier notre courage en ce début de siècle vertigineux. Mais la Cité n’en est guère bouleversée. Que peut un créateur engagé face à ce désert ?
À quoi s’ajoute ceci : les créateurs engagés de moyenne dimension, qui ne sont ni Montesquieu, ni Victor Hugo ni Pablo Picasso, ne résistent pas au traitement que leur infligent la marchandisation de l’art et la résonance médiatique portée par les obsessions du people. À peine ont-ils atteint le stade de la singularité reconnue, dûment proclamée par les prêtres célébrés du discours culturel, qu’ils deviennent eux-mêmes des objets commercialisés, au même titre que leurs oeuvres ou leurs prestations dans leur domaine d’action respectif.
La scène culturelle mondiale abonde en exemple d’artistes ayant été porteurs en leur jeunesse d’une saine contamination subversive, à l’instar d’un Jeff Koons, avant de basculer comme lui dans les statuts pétrifiants de la célébrité marchande, rentable à la seule condition que son oeuvre soit répétée pour être vendue jusqu’aux extases de l’insignifiance et de la nullité. Pour les critiques non complices de ce système, comme le spécialiste en street art français Nicolas Laugero Lasserre interrogé l’autre semaine à propos de Banksy, « on se demande si on vend encore de l’art ou une marchandise comme une autre. » Autrement dit plus vous seriez un créateur engagé, plus vous seriez le produit du moment. Telle est la mécanique.