L’art, nécessaire rempart citoyen

Numéro 60 – Novembre 2018

L’engagement des artistes, le rôle de vigie qu’ils ont exercé de tous temps, est d’autant plus important aujourd’hui que celui des journalistes et des politiques est affaibli.

Le pouvoir est-il vraiment démocratique, c’est-à-dire au service du peuple, s’il n’est pas contesté ? La provocation n’oblige-t-elle pas à s’expliquer et à légitimer ses actes ? Naguère, le magistère royal de droit divin, progressant lentement vers les Lumières, tolérait quelque fou du roi, manière de paraître assez fort pour être tolérant.

Après les fracas de la Révolution, l’art de la critique fut principalement confié aux soins vigilants des intellectuels et de la presse. Mais désormais, sous nos latitudes blasées où les libertés paraissent intouchables, scientifiques, experts et journalistes ont perdu leur rôle de vigie. La figure du lanceur d’alerte est celle de l’informaticien écoeuré par l’exploitation liberticide des données. Qu’ils documentent les crises climatiques, migratoires, ou financières, les éditorialistes, les enquêteurs et les reporters ne sont guère écoutés. Les populistes, qui détestent les nuances de la complexité, se font un devoir constant de les discréditer. Enflent les rumeurs et les théories complotistes charriées par les réseaux sociaux. Incroyable, sur une planète où jamais autant d’humains n’ont eu accès à l’éducation, les fausses nouvelles – les fake news – sont plus partagées que les articles fondés sur des faits vérifiés, mais terriblement moins étonnants.

Dès lors, qui peut encore organiser la contradiction, susciter le débat, obliger le pouvoir – qu’il soit politique ou économique – à sortir de ses certitudes ?

Si Zola, archétype de l’auteur engagé, revenait comment s’y prendrait- il pour dénoncer l’ignominieuse condamnation du capitaine Dreyfus ? Ouvrirait-il un site internet pour exhiber toutes les preuves du procès truqué ? Inscrirait-il sur facebook ou twitter les expressions de sa sainte colère ?

Nous vivons dans une époque étrange où les grands commis qui gèrent les entreprises multinationales, adeptes de la destruction créatrice, rechignent à répondre aux questions de la presse alors qu’ils adorent fréquenter les galeries d’art contemporain, pour y contempler des oeuvres déconcertantes, qu’ils sont heureux d’accrocher ensuite dans leurs belles demeures. Où ils sont tout aussi ravis d’accueillir des performances d’acteurs pour alimenter la conversation entre la poire et le fromage.

Les artistes, qui voulaient se concentrer sur leur oeuvre, se voient ainsi sommés de s’engager pour une multitude de causes humanitaires ou humanistes. On compte sur eux pour amorcer la polémique, faire bouger les lignes. Certains refusent, estimant que leur art parle de lui-même et qu’ils n’ont pas à commenter à tout va. D’autres s’essayent à ce nouveau costume, animés par un sentiment d’urgence.

L’intelligence discréditée par les démagogues, la mobilisation des consciences n’est plus affaire de raison, mais elle peut encore passer par l’émotion. Le flux quotidien d’images insupportables en provenance des guerres, des famines et des exodes a anesthésié les regards. Pour réveiller l’attention, il faut réapprendre à contempler et à s’interroger. L’avant-garde culturelle anticipe ainsi la mobilisation citoyenne.