Est-il sorti de son rôle en exhibant un groupe de dealers africains sur les réseaux sociaux ? Fernand Melgar ne distingue pas cet engagement citoyen immédiat de celui plus élaboré de l’artiste.
« Je constate que l’image conserve de l’importance ; quel que soit le jugement porté sur ce que j’ai fait, ces deux photographies sur Facebook ont déclenché un séisme local », affirme-t-il. Il voit dans les réactions outrées du microcosme politico- culturel un « complexe protestant », assorti à un « état d’esprit colonialiste inversé » empreint de condescendance pour des personnes jugées moins responsables que d’autres de leurs propres actes.
Son cinéma est « un geste démocratique » et il estime que dans un pays comme la Suisse, où chacun est appelé à voter sur des choix de société très complexes, les documentaristes devraient… documenter davantage ces sujets dans tous leurs aspects y compris les moins consensuels. Oser en parler quitte à heurter. Mais voilà, la zone de confort d’un migrant – même dealer – est un peu plus aisée à bousculer que celle d’un banquier peu regardant sur l’argent de la drogue : il entend ce reproche mais ne s’en émeut pas. Il estime que nul ne doit être pardonné d’avance et qu’un dealer, qu’il soit Noir ou Blanc, reste un dealer. En s’attaquant personnellement à un trafic sale– faute de réponse politique satisfaisante à ses yeux – il a pris le risque de se laisser contaminer par son sujet et d’embarquer dans son sillage un art qu’il partage avec d’autres. Serait-il devenu à cette occasion un « fossoyeur du cinéma » ? Au vu des réactions, on pourrait le penser.
Lui se décrit comme un autodidacte qui s’imprègne du terrain. On pense au paysan qui attend la pluie ou le beau temps. « Je suis un contemplatif », avance-t-il. Comme pour se faire pardonner de vampiriser le réel, il se rend totalement disponible, s’installe dans l’écoute et l’empathie avec les parents d’une jeune victime d’overdose ou avec ceux des enfants handicapés de son dernier film, A l’école des Philosophes. Intimement engagé, il engrange des émotions qu’il transmet à des spectateurs-acteurs ainsi invités à sortir de l’indifférence généralisée. « Je ne tourne pas des films militants à message », glisse-t-il. Quant à la fiction, il n’en n’a ni le goût ni la capacité : « Je ne me vois pas mener une course d’école avec une équipe d’acteurs et de techniciens ». Il a la chance de pouvoir pénétrer dans un univers qu’il découvre et, s’il n’a pas de recommandations à faire, il espère « ouvrir les regards sur des réalités ignorées pour différentes raisons et parce que nous avons des oeillères technologiques qui font disparaître le réel alentour ». Le vécu des enfants handicapés est d’autant plus effacé qu’il choque ou attriste. Par pudeur, on regarde ailleurs, quitte à reléguer ces personnes dans des lieux spécifiques, souvent retirés de la ville. « Une mère me disait qu’elle aimerait mieux qu’on lui demande directement ce qui ne va pas avec son enfant », raconte-t-il. Nous nous murons dans un silence gêné au lieu d’oser bousculer nos habitudes. « Un regard même bienveillant est toujours jugeant », précise celui qui se fait le porte-parole de la souffrance des parents.
Melgar n’intellectualise pas, il se laisse embarquer et découvre lui-même en cours de route ce qu’il est en train de réaliser : « J’ai compris que le sens de ce film était de montrer la réalité de la pédagogie spécialisée, son rôle d’éveilleur comme tout enseignement mais aussi ses grandes difficultés, et la nécessité de laisser ces enfants trouver dans la société la place qu’ils souhaiteraient avoir et non celle qu’on leur refuse ou qu’on leur donne ». Ici, le sujet pris en charge par le cinéaste ne vient pas le salir comme un boomerang ; au contraire, il parle pour lui. Melgar éclaire les émotions des parents et celles plus secrètes encore de ces enfants ; il filme une chanson, un moment d’intimité entre un père et sa fille, ou les larmes d’une mère, sans que ce soit prévu dans un scénario : toujours ce réel qui s’offre à lui. La méthode Melgar revient à être là au bon moment et à faire des choix qu’il assume comme ils viennent dans la douceur ou la polémique.