Rire c’est bon pour la santé… de la presse

Numéro 59 – Septembre 2018

À l’heure où la crise des médias s’accélère en Suisse, le dessin satirique retrouve des couleurs comme au dix-neuvième siècle. Éclairage historique avec Philippe Kaenel.

Professeur à l’UNIL, Philippe Kaenel a monté l’exposition « Mieux vaut en rire ! Éclairages sur l’histoire de la presse satirique romande » en collaboration avec Silvio Corsini (BCU Lausanne Riponne jusqu’au 24 novembre 2018) et en impliquant des étudiantes et étudiants en Bachelor. Le dessin de presse garde-t-il une bonne image dans la jeunesse ? Oui, si l’on en juge par les éléments textuels et audiovisuels rassemblés sur le site « pressesatiriqueromande.ch », qui prolonge à l’écran le contact physique avec les pages jaunies des canards satiriques, exposées à la Bibliothèque.

Historien de l’art, le professeur Kaenel voulait permettre à ces jeunes chercheurs en herbe « de toucher du vieux papier en se posant des questions au sujet de la fonction sociale et politique de l’image ». Paradoxalement, la fragilité de ce support destiné à la consommation immédiate était également à souligner en cette Année européenne du patrimoine culturel, rappelle-t-il. La question de la préservation se pose devant ces fragments de l’histoire d’un pays. La présente exposition se nourrit ainsi d’un fonds déposé en 2011 à la BCU Lausanne par le collectionneur Bernard Schira.

Mais pourquoi ce foisonnement satirique en Suisse romande ? L’historien de l’art évoque notre région comme une terre d’accueil en ce dix-neuvième siècle marqué en Europe par les révolutions et l’aspiration nationale des peuples. « La caricature répond à des moments d’intensité sociale, idéologique et politique », résume-t-il. Ainsi, de retour de Paris, le peintre François Bocion s’engage dans cette presse satirique helvétique inspirée par la France. Né à Lausanne en 1839, Le nouveau Charivari politique vaudois est le premier journal du genre en Suisse. Dans La Guêpe, Bocion caricature sans grosse piqûre Henri Druey, élu conseiller fédéral en 1848. On reste en effet entre partisans du même bord, radical et républicain. Les crises et les mensonges politiques alimentent le désir de secouer les pesanteurs tantôt ridicules et tantôt menaçantes par le rire. « Le fond du journal sérieux, c’est la comédie. Le fond du journal comique, c’est le sérieux », profère un édito du Journal charivarique vaudois le 5 février 1851.

A partir de 1914 c’est la guerre qui jette des squelettes et du sang sur les pages des sentinelles satiriques. Les pacifistes français inspirent un peintre comme Edmond Bille, né dans le canton de Neuchâtel en 1878. Ses dessins ressuscitent le genre de la danse macabre jadis illustré par le peintre bâlois Hans Holbein. Philippe Kaenel évoque la parenté entre les images satiriques durant la Première Guerre mondiale et ces « séquences graphiques qui ornaient l’espace public au seizième siècle, ces memento mori sur les murs des cloîtres et des cimetières ou encore sur le Pont de Lucerne. Il y avait dans la Suisse de la Réforme une forte tradition de la danse macabre qui offrait une critique radicale de toute la société, le pape, la noblesse mais aussi les paysans, tous égaux devant la mort. »

D’une manière plus joyeuse mais pas moins piquante, l’évolution des moeurs inspire les dessinateurs dès 1968, notamment André Paul (alias Paul André Perret, né en 1919, il est le plus vieux dessinateur satirique vivant) dans les pages du Bonjour édité par l’humoriste et animateur radio Jack Rollan. Une critique sombre et torturée de la Suisse militariste s’esquisse sous le crayon de Martial Leiter, qui regrette dans une vidéo de l’exposition la manière dont ce pays réagit face à ce qui le dérange : par l’indifférence. Le risque de disparaître menace sans cesse cette petite presse satirique en contexte helvétique. Pour les dessinateurs eux-mêmes, une brise favorable souffle dès 1970-1980 dans les grands médias qui mettent à la Une leurs dessins ; fleurissent alors les noms de Burki, Barrigue, puis de Chappatte ou encore de Mix & Remix. Cet air de starisation touche désormais les femmes, comme on le voit ci-contre avec la dessinatrice Bénédicte Sambo. On note la résistance du canard Vigousse, qui se maintient sur ses pattes depuis dix ans.

Un débat animé par Philippe Kaenel lors du festival BDFIL réunira Bénédicte, Caro, Barrigue et le rédacteur en chef de Vigousse, Stéphane Babey (15 septembre, 11 heures, Palais de Rumine) autour d’un métier qui n’a pas pondu son dernier dessin.

Philippe Kaenel

Né en 1960. Professeur titulaire d’histoire de l’art, maître d’enseignement et de recherche à la faculté des lettres de l’Université de Lausanne.