Coup de crayon : dessiner contre les fanatismes
Cet article est dédié à la dessinatrice Atena Farghadani, emprisonnée en Iran. Faut-il craindre le mauvais goût et s’autocensurer dans un dessin ou, au contraire, s’engager activement au risque de choquer, déplaire, voire de se heurter à des contresens, surtout dans le domaine religieux ? Réflexion sur ce thème quelques mois après les drames de janvier et février 2015 à Paris et à Copenhague.
Comment dire à certains jeunes que se jeter dans la prière sur fond de collectif imaginaire, en s’éloignant peu à peu de leur famille et d’une société jugée hostile – certes critiquable et perfectible – ressemble à une fausse bonne idée ? Dans un premier temps, l’exercice de la prière peut apporter une discipline qui renforce l’esprit, mais l’immersion totale et formatée viendra fatalement révéler l’ampleur d’un vide impossible à combler, en dépit des promesses toujours renouvelées de la religion. Comment dénoncer les mirages idéologiques, tout en reconnaissant que la vie quotidienne en Europe n’est pas un long fleuve tranquille pour les enfants issus de l’immigration ? Ce message qui était peu ou prou celui des dessinateurs de Charlie Hebdo, parmi d’autres acteurs politiques et culturels, s’est heurté à un mur idéologique puis, comme on le sait, à une réaction armée dont la violence exceptionnelle en Europe a traumatisé les jeunes de 7 à 77 ans et de toutes provenances.
Confrontés aux incohérences et aux tragédies d’une actualité mondialisée, les dessinateurs semblent avoir le choix entre une forme de tolérance passive, qui confine parfois à l’indifférence aux autres dans la peur d’explorer des terrains inconnus, de frayer avec le mauvais goût et la provocation et une pratique du dessin plus active, politiquement engagée, s’autorisant à dénoncer toutes les autorités d’ici et d’ailleurs, qu’elles soient élues ou autoproclamées, démocratiques ou tyranniques, qu’elles s’appuient sur une idéologie économique ou religieuse, et cette forme de combat au crayon se décline elle-même selon des modalités, des styles, des couleurs, des tonalités différentes.
Dans les Carnets de Joann Sfar, l’artiste exprime ainsi cette diversité : « Je suis fondamentalement en désaccord avec Plantu quand il prétend qu’il faut s’autocensurer. Car nos dessins voyagent dans le monde entier. Un artiste doit être libre, ça ne souffre pas la discussion. Comment moi j’exerce cette liberté ? Je me fixe une seule limite, extrêmement subjective. Ça ne relève que de l’éthique : je veux rire avec, je ne veux pas rire contre. Si j’ai des critiques à formuler sur les religieux, je veux que les religieux puissent les recevoir. C’est pourquoi sans doute je vais plus volontiers dans l’ironie tendre que dans la provo punk. Voilà, c’est juste mon style. Mais je trouve vital que la provo punk existe. Il faut défendre sans réserve le droit à l’inconséquence, même pour les sujets les plus graves. » Intitulés Si Dieu existe (2015 Éditions Delcourt), ces carnets ajoutent qu’Il « ne tue pas pour un dessin ».
Analogies… et différences
Dans une France où le fantasme du migrant culturellement menaçant et surtout dévoreur de prestations sociales contamine sournoisement la société, la critique de l’islam radical par Charlie Hebdo a pu être comprise et instrumentée comme une attaque raciste destinée à saper le moral de croyants discriminés, forcément discriminés. Cette vision des choses semble ignorer les personnes qui ont bénéficié de l’ascenseur éducationnel, qui travaillent dans différents secteurs de la société et qui, pour certaines, ont trouvé en France un refuge alors qu’elles étaient persécutées pour leurs idées dans des contrées où les pouvoirs se nourrissent du religieux. Tous ces intégrés de la République sont-ils des traîtres en puissance même si, par ailleurs, ils revendiquent leurs origines ? Cette interprétation se focalise exclusivement sur les « humiliés » et présente les musulmans d’Europe comme de nouveaux juifs persécutés par la société et jusque dans les dessins de Charlie Hebdo. Elle ignore une autre analogie que signale l’historien Jacques Ehrenfreund, professeur à l’Université de Lausanne : « Les citoyens européens de confession musulmane sont à certains égards dans une situation qui rappelle celle des juifs qui, depuis leur dispersion dans l’Antiquité, se sont construits autour d’une affirmation théologique fondamentale : celle de la reconnaissance de la primauté de la loi des différents États sur leur propre code juridique. De la même manière, dans leur très grande majorité, les musulmans adhèrent pleinement aux projets démocratiques et citoyens dans lesquels ils évoluent sur le territoire européen. Il est évidemment profondément inacceptable qu’ils puissent faire l’objet de discrimination ». La comparaison comme « outil central de la réflexion » se doit de « mettre en évidence à la fois les analogies et les différences », rappelle le professeur, qui récuse par ailleurs la présentation des juifs « comme d’abord et avant tout le paroxysme de la victime », potentiellement traître à sa propre condition. La différence, alors ? « Il existe dans l’islam des tendances radicales qui ont pour projet de faire régner la loi musulmane sur de très vastes territoires et de soumettre par la force ceux qui la refusent. Le refus de l’amalgame consiste à ne pas considérer sous cet angle l’ensemble des Européens de confession musulmane, mais à ne pas s’interdire de voir ces dérives dangereuses quand elles existent. »
Ces dérives éclatent au grand jour dans les attentats, inquiètent fortement des parents et autres autorités de l’islam en Europe et empoisonnent des populations entières sur cette triste planète, comme le dénonçaient les dessinateurs décédés d’une manière vive et solidaire avec nombre de collègues musulmans, de femmes engagées et d’intellectuels dissidents. « Il me semble ignoble de comparer les caricatures de Charlie contre les symboles de l’islam radical et celles qui visaient les juifs pour les déshumaniser et permettre ainsi leur extermination », conclut Jacques Ehrenfreund.
Contre les fondamentalismes
Quand les caricaturistes danois ou français ont dessiné le prophète, « il ne s’agissait pas de s’en prendre à une religion ou à ses fidèles, il ne s’agissait de rien d’autre que de dénoncer la montée des fondamentalismes, de dénoncer ces nouveaux dangers qui sont nés depuis la fin de la guerre froide et qui essaient d’exister désormais en Occident », estime pour sa part Joël Heirman, professeur de lettres et d’histoire en France et dessinateur de presse. Il souligne que les assassins de janvier 2015 n’ont compris des dessins de Charlie Hebdo que « ce qu’ils ont bien voulu en comprendre, dans leur seul intérêt et rien de plus. Ils en ont fait une lecture erronée, un contresens. Ils n’ont su formuler à cela qu’une seule réponse : la violence ! La mort ! » Il relève que « la liberté d’expression offre la possibilité à ceux qui n’aiment pas lesdits dessins de s’exprimer, de le dire, de le dessiner… mais jamais de justifier un crime, le terrorisme, la haine, etc. Les élèves les plus rétifs finissent par comprendre cette distinction et même s’ils ne sont pas pour autant convaincus par le travail de Charlie Hebdo, ils admettent que les dessinateurs ne méritaient pas le sort qui leur a été fait et qu’aucune religion ne demande d’aller tuer quiconque, encore moins au nom d’un dieu. Ils ont alors compris la différence avec les dessins ou slogans racistes. Soyons sérieux : qui aurait pu déceler la moindre haine dans un regard, un sourire, un esprit aussi généreux et tolérant que celui de Cabu, pour ne citer que lui ? »
Les « Rousseau des ruisseaux »
Joël Heirman rappelle que l’existence officielle de la presse date de la fin de l’absolutisme. « Les ancêtres clandestins de la presse française, qu’on appelait les libelles, comportaient déjà des dessins. Grâce à la richesse du fonds d’archives de la Société typographique de Neuchâtel, chez vous en Suisse, le fameux historien américain Robert Darnton a soutenu que l’édition française du XVIIIe siècle avait mené à la Révolution française. Que trouvait-on dans ces libelles ? Des articles rédigés par les « Rousseau des ruisseaux », comme les qualifie Darnton, inspirés de tout l’esprit des philosophes des Lumières et de leurs idées nouvelles ainsi que des dessins qui soufflaient un esprit de dérision contre l’absolutisme. » Dans cette lignée, Joël Heirman conclut : « Un bon dessin peut affiner la vision que le lecteur avait du sujet ou encore agacer celui qui ne partage pas l’analyse du dessinateur. Le dessin de presse est un partage, un lien qui lie deux esprits pour un instant, l’esprit du lecteur et celui de l’auteur… Le dessin de presse est tant une œuvre de l’esprit qu’une source de divertissement, il est le gage d’un sourire au cours de la lecture d’un journal et c’est pour cela qu’on l’aime tant. » Alors, on peut caricaturer le prophète mais pas les juifs : deux poids et deux mesures ? Non car ce ne sont pas deux objets identiques : dans un cas on parle de blasphème et dans l’autre de haine raciale. Cette haine qui brise les liens sans un sourire nie la commune humanité, découpe inlassablement le monde entre croyants agréés et impies, bons migrants riches et mauvais migrants pauvres, musulmans discriminés et musulmans intégrés, Français « de souche » et immigrés, féministes jugées post-colonialistes et militantes « décoloniales »… La haine nie à la fois l’unité et la diversité des êtres au profit de cette dichotomie. Contre ce fantasme binaire, il faut continuer à brandir nos plumes et nos crayons.