Culture et religion : les sœurs expatriées
Dès l’origine, culture et religion sont étroitement liées – et même, pour ainsi dire, indissociables. Quelques exemples fameux : les Pyramides d’Égypte ? Ce sont des tombeaux. La tragédie grecque ? Elle est née sur le parvis du temple de Dionysos. L’Iliade, l’Énéide, les fresques de Pompéi ? Des monuments à la mythologie. Les chants des Aborigènes australiens ? Figurant parmi les formes artistiques les plus anciennes que nous connaissions (la culture aborigène remonte probablement à des dizaines de milliers d’années), ils relatent les aventures du Serpent Arc-en-Ciel – un être fabuleux qui, par ses reptations, a créé les reliefs de la Terre. Religion donc : cosmogonie animiste ! Et il n’est pas difficile d’imaginer que les statuettes magdaléniennes, représentant de plantureuses Vénus, aient été liées en leur temps à un rite de fécondité ; que les fresques de Lascaux aient été des œuvres propitiatoires, appelant de riches chasses pour la tribu. Tout, dans ces sociétés primitives, art inclus, semble avoir été religieux. Produire les plus beaux objets était une nécessité pour plaire aux dieux ; et à tout prendre, on préférera que nos ancêtres éloignés leur aient offert un fétiche sommairement taillé, un encens musqué ou de rauques mélopées, plutôt que de leur immoler une vierge !
Dieu est mort (Nietzsche). Nietzsche est mort (Dieu) [Graffiti lu dans les toilettes de l’Université de Genève, fin des années 1980]
Le concept de dieu créateur
Avec les anciens Grecs, les choses semblent commencer à changer. Mais sans doute faut-il se garder de certaines lectures rapides : si un Démocrite ou un Lucrèce, pionniers du matérialisme et de l’athéisme, rejettent les vieilles fables qui leur paraissent cruelles et mensongères, le mainstream philosophique n’est en rien laïc : repoussant certes l’ancien polythéisme (dont les dieux, jaloux, trompeurs, assassins, lui paraissent indignes), la pensée socratique tend en fait à une nouvelle forme de religion, basée sur la connaissance ; alors que les dieux du polythéisme ne font, tout comme les hommes, qu’utiliser un monde qu’ils n’ont pas fabriqué, Platon et Euripide introduisent le concept de dieu créateur (ou démiurge), dont ils parlent au singulier. Malgré cela, c’est bien dans l’Antiquité que culture et religion, ces sœurs jumelles, semblent prendre pour la première fois des chemins quelque peu divergents. Les palais somptueux, les portraits raffinés, l’art de l’élégie, pour ne pas parler de la gastronomie ou de la cosmétique, se mettent au service d’une bourgeoisie toujours plus matérialiste, et plutôt formaliste apparemment dans ses dévotions à Mercure ou à Vénus.
La pluralité des religions, rendue plus évidente par le développement des moyens de communication, entraîne une relativisation du contenu de chacune d’entre elles, et un œcuménisme culturel de fait.
Avec les premiers siècles du Christianisme, l’esprit profane recule, considérablement : hostile au luxe, Tertullien bannit joaillerie et étoffes fines ; les anciens temples sont abandonnés, voire détruits ; à Delphes, en même temps que la Pythie est chassée, les concours de cithare disparaissent ; les écoles de chant virtuose ferment. Pourtant, le renouveau se prépare déjà : réfugié dans son sanctuaire byzantin, l’art pictural adopte un nouveau répertoire, fait de portraits de saints et de madones. Inutile de rappeler que l’architecture religieuse est le triomphe du Moyen Âge ; la sculpture, l’enluminure, le vitrail prennent eux aussi le chemin des couvents, des cathédrales. En musique enfin, la polyphonie, inventée dans les monastères peu avant l’an mille, s’épanouira à Notre-Dame de Paris dès le XIIIe siècle, se préparant à la conquête de l’Europe qu’elle éblouira de sa lumière.
Mais rien n’est simple : la fin de cette brillante période voit en effet la réapparition de l’esprit profane. Si les chansons de geste, consacrées aux exploits des chevaliers carolingiens, sont encore très imprégnées de dévotion, voire de superstition, l’art des troubadours, essentiellement amoureux, ou les raffinements de Pétrarque, inaugurent un ton nouveau. Dès le XIVe siècle, les enlumineurs flamands illustrent sur parchemin les Métamorphoses d’Ovide ou l’Histoire romaine de Tite-Live ; et de fait, c’est bien l’avènement de l’humanisme qui semble inaugurer la phase décisive d’émancipation pour la culture. Celle-ci n’aura toutefois lieu que progressivement : si dès sa naissance, vers 1600, l’opéra traite essentiellement de thèmes tirés de la mythologie (une religion défunte, pourvoyeuse de sujets profanes désormais), les plus grands compositeurs baroques se distinguent encore dans > < l’oratorio – comme Bach dans ses Passions. Les Lumières cherchent à accélérer le mouvement, mais c’est encore par son Requiem que Mozart touche le plus vaste public. La sécularisation est en marche toutefois : les tableaux de Vermeer, les symphonies de Beethoven, le roman du XIXe siècle, confirment cette tendance lourde – et jusqu’aux peintres impressionnistes, à Debussy ou à Rodin.
Le rejet de la croyance religieuse
En résumé, depuis les anciens Grecs, et malgré la sublime parenthèse médiévale, la culture s’éloigne progressivement de ses origines religieuses. Les raisons d’une telle évolution semblent multiples. L’ascension de la bourgeoisie, à laquelle je faisais allusion plus tôt, a d’une part contribué à mettre au premier plan, dès la Renaissance, un nouvel idéal de prospérité individuelle, bien distinct des préoccupations spirituelles. À ce premier matérialisme, plutôt concret (et plus actuel que jamais), devait en succéder un deuxième, de nature philosophique : depuis la nuit des temps, l’être humain avait eu besoin de dieux pour expliquer les phénomènes remarquables qui l’entourent ; il en fallait pour le soleil, la foudre, les fleuves, l’amour… Entre ces puissances magiques de petite magnitude, la philosophie grecque avait opéré une sorte de fusion, aboutissant à en centraliser les pouvoirs en une seule figure, incommensurablement supérieure.
L’avènement de l’humanisme semble inaugurer la phase décisive d’émancipation pour la culture.
Enfin, le Christianisme s’était chargé d’y ajouter l’élément affectif : Dieu, désormais responsable de toute chose, est aussi une force aimante. Cette conception, richement illustrée par les artistes de toutes disciplines, commence toutefois à être ébranlée, dès le XVIIe siècle, par les succès de la science expérimentale. Une compréhension accrue des mécanismes de l’univers sensible rendait inutile toute une série d’explications de type magique ; pour ceux qui avaient découvert les lois de la gravitation, de la circulation sanguine ou du champ électromagnétique, l’intervention de la divinité ne semblait plus requise à chaque heure de notre vie. Le prestige accaparé auparavant par la religion rejaillit en grande partie sur la science et la technologie ; et certains, de plus en plus nombreux, vont alors jusqu’à rejeter la croyance religieuse, voire à la considérer comme réfutée.
Un œcuménisme culturel
L’hégémonie perdue se traduit aussi dans le domaine culturel : l’art religieux, s’il ne disparaît pas après la Missa solemnis de Beethoven, connaît néanmoins une éclipse indéniable ; quantitativement, aux XIXe et XXe siècles, il passe à l’arrière-plan. Quant aux chefs-d’œuvre du passé, la tendance est à en récupérer la valeur esthétique tout en minimisant leur portée spirituelle : de même que les retables siennois échouent au musée, les cantates de Bach sont jouées dans des salles de concert ; et le Guide vert fait la promotion des temples grecs ou du Taj-Mahal sans tenter de convertir le touriste au culte d’Aphrodite ou à l’Islam. Une troisième et dernière source de la sécularisation apparaît ainsi : la pluralité des religions, rendue plus évidente par le développement des moyens de communication, entraîne une relativisation du contenu de chacune d’entre elles, et un œcuménisme culturel de fait.
Une compréhension accrue des mécanismes de l’univers sensible a rendu inutile toute une série d’explications de type magique.
Ainsi, au cours des siècles, la culture élargit-elle constamment son audience, tout en s’affranchissant peu à peu de ses origines sacrées. Quant à la religion, son destin est singulier : jadis bras droit des puissants, elle est aujourd’hui considérée – du moins en Occident – essentiellement comme une affaire privée ; mais ce qu’elle a perdu (peut-être) en prestige, ne l’a-t-elle pas largement regagné, en authenticité ? En fin de compte, si l’acte de décès délivré par Nietzsche nous paraît aujourd’hui si dérisoire, n’est-ce pas parce que nous avons eu amplement le temps de constater que la science, la technique, l’économie, n’ont pas réponse à tout ? Mieux que cela : non seulement les grands mystères restent entiers (l’origine, la mort), mais les découvertes modernes ont multiplié à l’infini le sens de notre émerveillement : les dimensions de l’Univers, avec ses milliards de galaxies tourbillonnantes et son invraisemblable ballet d’atomes, sans cesse défaits et refaits, nous plongent dans le vertige le plus extraordinaire.
C’est dans l’Antiquité que culture et religion, ces sœurs jumelles, semblent prendre pour la première fois des chemins quelque peu divergents.
Sans doute, le vieux barbu n’est plus ; sans doute, le Créateur se présente désormais, pour beaucoup d’entre nous, sous la forme d’un immense point d’interrogation – mais le questionnement n’est-il pas plus fertile, plus noble même que les certitudes ? Peut-être n’avons-nous pas encore pris pleinement conscience de la portée mystique prodigieuse de telles conquêtes. La religion, née de l’angoisse et de l’émerveillement, ne peut que s’en saisir, tôt ou tard. L’art, qui s’est fixé pour objet la partie esthétique de cette admiration, l’accompagnera dans ce fabuleux voyage. Une fois de plus.