Le Capitalisme et l’Information

Numéro 55 – Août 2018

La pensée unique actuelle est assez claire : le libéralisme économique (le fameux « marché ») serait la condition préalable au développement de la liberté d’expression, et en fin de compte l’origine ultime de la démocratie. Cette vision a longtemps été incarnée par l’opposition entre États soviétiques et pays occidentaux ; le quart de siècle qui vient de s’écouler démontre toutefois à satiété le caractère non pas insatisfaisant, mais entièrement controuvé, de ce modèle théorique : l’état de chaos généralisé qui s’est progressivement installé sur notre planète – en matière de politique internationale, mais aussi en matière économique – nous démontre que nous avons vécu dans un vaste leurre. Et dans ce contexte, le rôle des médias s’avère tout à fait central.

La presse est devenue la force la plus importante des États occidentaux, elle dépasse en puissance les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pourtant, voyons : en vertu de quelle loi a-t-elle été élue et à qui rend-elle compte de son activité ? […] quels sont les électeurs de qui les journalistes occidentaux tiennent leur position prépondérante ?

Alexandre Soljenitsyne : Le déclin du courage (1978)[1]

Les conditions du débat démocratique

Commençons par une observation d’ordre général : la démocratie, reposant sur des élections libres prolongées par des débats parlementaires, et garantie par la séparation des pouvoirs, ne peut exister réellement que si ses différents acteurs disposent d’une information suffisante, en qualité aussi bien qu’en quantité. Il n’est pas difficile de comprendre en effet qu’une décision politique ou économique ne peut être prise et avoir de sens que si l’on connaît les tenants et aboutissants d’une situation donnée. Dans les États soviétiques, l’information était contrôlée par des médias aux mains du gouvernement, dont les manipulations étaient permanentes. Mais même dans le modèle libéral occidental, malgré le principe de pluralisme, il n’est pas du tout évident que la qualité de l’information soit garantie : il faudrait pour cela que tous les milieux, toutes les classes sociales, disposent de canaux de diffusion pour faire connaître leur vision des choses. Et ce point, problématique en toute circonstance, est particulièrement difficile à atteindre dans les périodes où le capital se concentre, et tend à prendre le contrôle d’une partie significative des moyens de communication. Nous sommes indéniablement dans une telle période : avec l’actuel mouvement de concentration des médias entre les mains d’une oligarchie financière toujours plus étroite, les classes moyenne et inférieure ne sont plus guère défendues ; et ceci constitue une menace sévère pour l’équilibre social.

En Suisse, alors que les médias écrits sont en mains privées, les radios et télévisions les plus importantes appartiennent au service public ; tel n’est même pas le cas chez nos voisins, où les chaînes privées (TF1, CNN, BFMTV, l’empire Berlusconi…) tendent de plus en plus à donner le ton. Dans tous les cas, il faudrait vraiment beaucoup de naïveté pour croire que le propriétaire d’un média n’a aucune influence sur le contenu de l’information diffusée. Un cas récent particulièrement clair est offert par Canal+, dont le nouveau maître, le milliardaire Vincent Bolloré, contrôle la ligne éditoriale de manière ouverte. Même lorsque la situation n’est pas aussi explicite, la censure sait prendre de multiples formes ; vient également s’y ajouter l’autocensure, plus sournoise, mais tout aussi dévastatrice. Il est curieux de constater à quel point le public adopte une attitude passive en cette matière : la collusion des médias avec le grand capital atteint aujourd’hui des proportions qui, si on les appliquait au cas de la politique, provoqueraient une indignation généralisée. Imaginons qu’un nouveau ministre (mettons, de l’équipement) soit autorisé à garder, pendant le temps de son mandat, la direction de son entreprise de construction : le conflit d’intérêt serait évident. Or, les patrons d’empires médiatiques sont dans la situation de forger l’opinion publique, d’une manière qui peut être directement utile à leurs intérêts économiques : Serge Dassault, patron dans l’industrie d’armement et propriétaire du Figaro, ou Patrick Drahi, milliardaire à la tête d’un géant du numérique et nouveau maître du quotidien Libération (et de BFMTV), ne sont que deux exemples parmi plusieurs autres. Quant à l’élection récente d’Emmanuel Macron (présenté comme « candidat hors système » alors qu’il sortait à peine d’un gouvernement honni entre tous), elle illustre éloquemment la force de frappe de l’appareil de propagande.

Conspirationnisme et amalgame

Allons un pas plus loin : considérons la véritable paranoïa « anti-conspirationniste » qui se répand depuis des années dans nos pays occidentaux. Pour celui qui s’est un tant soit peu intéressé à l’Histoire, le cas d’un gouvernement qui mentirait à sa population pour la manipuler serait d’une totale banalité. Sans remonter à la Guerre du Péloponnèse ou aux Croisades, on pourra citer ici deux exemples centraux du XXe siècle : ainsi, l’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, a été attribué par les nazis à un communiste juif, manipulation qui permit à Hitler de déclencher ses premières grandes répressions ; à peine un an et demi plus tôt, le 18 septembre 1931, l’armée japonaise avait organisé en Mandchourie un attentat « sous fausse bannière » qui fut utilisé comme prétexte pour occuper militairement toute une partie de la Chine. Bizarrement, celui qui voudrait appliquer le même type d’analyse à des situations plus récentes se verrait accabler des pires insultes ; mais qui de nous croit encore que la fiole exhibée par Colin Powell aux Nations Unies (le 5 février 2003) contenait véritablement de l’anthrax ? Qui de nous croit encore que la guerre qui s’ensuivit, en Irak, n’avait pas pour objectif de contrôler les ressources énergétiques de cette région ? Nous sommes donc tous, que nous le voulions ou non, et à un degré ou à un autre, devenus « conspirationnistes » ; et la seule différence entre nous viendra de l’endroit où nous choisissons de placer notre ligne rouge – de la profondeur à laquelle nous permettons à nos doutes de s’avancer.

Défense et illustration du doute critique

Une règle très simple de la psychologie humaine nous dicte que, plus les enjeux (notamment financiers) sont élevés, plus il faut nous attendre à ce que les manipulations soient massives. Il est vital d’autre part de redire l’importance fondamentale de l’analyse critique, du doute : le rejeter, préférer la paresse intellectuelle qui consiste à taxer de « complotisme » toute opinion non conformiste, serait en effet une attitude très dangereuse pour notre civilisation. Et lorsque nous lisons, dans nos magazines, des articles qui mettent dans le même sac ceux qui émettent des doutes sur la version officielle des attentats du 11 septembre, et ceux qui annoncent l’arrivée d’envahisseurs extra-terrestres, une sorte d’alerte rouge devrait clignoter devant nos yeux : l’utilisation du sens critique n’est-elle pas, en effet, la caractéristique fondamentale de notre civilisation occidentale ? Celle-ci n’est-elle pas née du jour où un Descartes fit le choix de ne plus suivre aveuglément la tradition, mais de rechercher par lui-même les bases inébranlables de la connaissance, en rejetant tout ce qui pouvait être rejeté ? Toute la philosophie des Lumières, toutes les conquêtes scientifiques, de Newton à Darwin et à Max Planck, découlent de cette approche, de cette méthode. Des médias vendus aux intérêts du grand capital veulent aujourd’hui nous faire croire qu’une telle attitude est dangereuse, qu’elle mène à la paranoïa, à l’exclusion et à l’extrémisme, alors qu’elle n’est que le produit naturel de notre système immunitaire, sans lequel nous ne nous différencierions bientôt plus des ayatollahs les plus bornés. Sans cette exigence critique, il se peut que notre technologie se maintienne encore quelque temps ; mais c’en sera fini de nos connaissances fondamentales qui, prisonnières d’un nouveau conformisme, ne seraient plus en mesure d’évoluer ; toute l’aventure se terminerait alors par une sclérose généralisée. Le Capitalisme aurait vaincu la Raison, et scié la branche sur laquelle il est assis.

[#1] Cité par Le Un, N° 97, 9 mars 2016, p. 1.