La chanson, entre peuple et élite

Numéro 41 – Mars 2014

Comment définir la chanson, cet être protéiforme entre tous, ce genre qui, toujours renouvelé, traverse les siècles et sait épouser notre vie quotidienne dans ses plus subtils détours ? De même que la leçon (« lectio ») est la chose lue, la chanson (« cantio ») est la chose chantée… Ce qui reste vague, on en conviendra ! Le terme, apparu dès le Moyen Âge, désigne d’abord des genres savants : la chanson de geste, de style héroïque, s’intéresse aux hauts faits de la noblesse carolingienne. Un peu plus tard, la chanson des trouvères (ou la « canso » des troubadours) est un genre lyrique ; les sujets deviennent alors surtout amoureux : c’est un premier pas pour s’éloigner de l’esthétique aristocratique – même si les troubadours pratiquent un art fondamentalement élitaire, et que nombre d’entre eux d’ailleurs furent nobles, tel le roi Guillaume IX d’Aquitaine. Aux XIVe et XVe siècles, la chanson se fait polyphonique – ce qui signifie que, toujours savante, et généralement courtoise, elle adopte l’esthétique de l’avant-garde en intégrant la musique à plusieurs voix issue des monastères francs et des cathédrales gothiques. C’est là sans doute le point culminant de la chanson savante ; mais dès cet instant, le genre va évoluer au contraire en direction du peuple.

Au XVIe siècle, la « chanson parisienne » ne dédaigne pas les sujets amoureux traditionnels, mais y ajoute souvent une touche (parfois appuyée) de gauloiserie, qui rejoint lointainement l’esprit des fabliaux médiévaux, et fait écho à l’art d’un Rabelais. La bourgeoisie en plein essor devait apprécier cette coloration plus relâchée ! Clément Janequin, le plus fameux d’une longue liste de compositeurs modernes, intègre également dans ses œuvres des scènes de genre issues de l’univers quotidien : il met notamment en scène les cris des artisans et des ouvriers de Paris, dans un festival d’onomatopées et autres bruitages ; il lui arrive également d’évoquer des ambiances sonores diverses : chants d’oiseaux, fracas de batailles ou scènes de chasse, avec force aboiements ou sonneries de cor. Les amours de Ronsard trouvent également leur place dans ce nouveau répertoire, moment de véritable basculement pour la chanson.

La chanson d’aujourd’hui est à l’image de notre monde : cosmopolite, globalisée, éclatée même en une multitude de courants, sans grand rapport les uns avec les autres.

Dès le siècle suivant, le terme cesse d’être appliqué à des genres savants, et la chanson entre résolument dans le cercle des expressions populaires. Loin de l’affaiblir, cette évolution devait l’amener à son heure de gloire : déjà sous Mazarin, la Fronde sut utiliser sa force de frappe, créant une tradition qui, à plusieurs points de vue, survit encore aujourd’hui. Les nouvelles chansons sont alors présentées et transmises de manière orale, dans la rue – plus précisément sur le Pont Neuf, qui donnera même son nom à un genre. Ceci n’était toutefois que le prélude à l’apothéose que représentent les périodes révolutionnaires à venir. En sont témoins par exemple la Carmagnole, mais aussi les chansons de l’illustre Béranger (1780–1857), auteur emblématique maintes fois emprisonné, ou encore le mythique Temps des Cerises, qui devint un véritable hymne aux victimes de la « semaine sanglante » de 1871. Fait qui pourra paraître étonnant, cette pièce-ci n’avait pas du tout été créée à cette occasion : énième chanson d’amour malheureux, elle avait en fait été composée plusieurs années auparavant, mais son texte, de manière quelque peu ambiguë, faisait référence à des « gouttes de sang », qui furent interprétées comme une allusion au sacrifice du peuple. La tradition de la chanson dressée contre l’oppression perdure au XXe siècle, et culminera une nouvelle fois avec le Chant des partisans, une mélodie d’origine russe, traduite en français à Londres par des réfugiés, et rapidement adoptée comme signe de ralliement de la Résistance :

Ami, entends-tu
Le vol noir des corbeaux
Sur nos plaines ?
Ami, entends-tu
Les cris sourds du pays
Qu’on enchaîne ?
[…]
Ami, si tu tombes
Un ami sort de l’ombre
À ta place.

Aujourd’hui, la grande période de la chanson politique semble appartenir au passé. Les voix que Staline et Hitler n’avaient pas pu faire taire, le ronronnement d’un monde mercantile semble en avoir finalement eu raison : des phénomènes comme la « Nouvelle star », par leur promotion d’un narcissisme anémié, paraissent représenter un exact opposé au grand courant utopiste. Et si Joan Baez a joué un rôle fondamental dans l’extinction du désastre vietnamien, je ne me souviens pas que la Guerre d’Irak ou les attentats du 11 septembre aient donné naissance à des mélodies d’un intérêt particulier. Malgré cela, l’esprit de la chanson perdure, notamment par des sujets satiriques ou sentimentaux. Certains artistes du XXe siècle, comme Léo Ferré, se sont approchés de la poésie d’un Apollinaire ou d’un Prévert. D’autres, comme Piaf ou Brel, ont prêté leur voix au petit peuple. Phénomène nouveau, la chanson déborde de son aire géographique : les Beatles, mais aussi certaines chansons italiennes ou sud-américaines, appartiennent à une sorte de patrimoine universel. La chanson d’aujourd’hui est donc, en fin de compte, à l’image de notre monde : cosmopolite, globalisée, éclatée même en une multitude de courants, sans grand rapport les uns avec les autres.

Quelle que soit l’époque, le peuple a chanté – par exemple pour exhaler ses misères, ou pour jouir d’une tranquillité généralement illusoire.

Quelle que soit l’époque, le peuple a chanté – par exemple pour exhaler ses misères, ou pour jouir d’une tranquillité généralement illusoire. De fait, malgré l’évolution des appellations, un art lyrique populaire semble avoir existé de tout temps. À la même époque que les troubadours dont nous parlions plus haut, les goliards, étudiants turbulents, dressaient un portrait vitriolé de leur époque, ironisant même lourdement sur l’intouchable religion ; leur impertinence a été conservée dans les fameux Carmina Burana. Au moment même où de raffinés musiciens posaient leurs mélodies sur les vers d’Horace, les légionnaires de César, traversant en triomphe la Ville Éternelle, raillaient – non sans fierté semble-t-il – les travers de leur général ; Suétone, dans sa Vie des douze Césars, en a récolté pour nous quelques échantillons édifiants :

Citoyens, surveillez vos femmes :
nous amenons un adultère chauve
qui a forniqué en Gaule
avec l’or emprunté à Rome.

Et si nous disposions d’informations sur les périodes plus anciennes, il est probable que nous découvririons dans la bouche des ouvriers des pyramides de Gizeh des vers bien différents de ceux que susurraient les courtisanes du palais de Khéops ; on pourra tout aussi bien imaginer que la soldatesque de Gengis Khan s’adonnait à d’autres refrains que les poètes de la cour des Empereurs de Chine. Impertinente souvent, touchante parfois, instructive toujours, car elle nous montre l’envers inofficiel – et pourtant tellement vrai – d’une époque, la chanson est indéniablement plus qu’un peu de notes posées sur quelques mots : elle est la vie elle-même.