Une école d’art miraculée

Numéro 67 – Septembre 2020

Menacée de fermeture dès la fin 2017 pour des raisons budgétaires, la Haute École de Musique de Neuchâtel a finalement été sauvée en février 2020 : dénouement heureux qui, pandémie oblige, aurait pu passer inaperçu, mais qui n’en constitue pas moins un signal d’une importance majeure pour l’ensemble du monde culturel romand.

CULTURE ENJEU a déjà con­sacré deux articles aux problèmes de la Haute École de Musique de Neuchâtel , épicentre d’une mobilisation sans précédent, dont l’écho a même dépassé nos frontières nationales. Dans le monde qui est le nôtre, fermer une école (une école d’art de surcroît) ne peut être considéré que comme un acte d’une haute portée symbolique ; mais dans le cas de l’insti­tution neuchâteloise, la chose revêtait une plus grande impor­tance encore : c’est bel et bien l’ensemble du dispositif romand  de formation qui aurait été touché. Rappelons que l’école neuchâteloise est en fait un site décentralisé de la Haute École de Musique de Genève, qui aurait ainsi été amputée de 15 % de ses effectifs. Par effet de dominos, le même mé­ca­nisme aurait menacé de se pro­duire également du côté de Lau­sanne, qui possède pour sa part  des antennes en Valais et à Fri­bourg – deux cantons eux aussi périphériques et moins aisés. Le démantèlement du site neuchâtelois aurait certainement donné le signal d’un mouvement de « détricotage », qui aurait pu à terme appauvrir dramatiquement l’offre de formation
musicale professionnelle dans notre région. La musique classique n’est d’ailleurs pas la seule concernée, puisque l’HEMU de Lausanne comporte une très importante composante « jazz et musiques actuelles » ; quant aux autres arts, ils auraient sans doute également été attaqués un jour ou l’autre, car on ne voit pas pour quelle raison nos autorités réserveraient leur hostilité
à la seule musique. C’est donc un profond mouvement de soulagement qui parcourt aujourd’hui l’ensemble du monde de la formation artistique, et même de la culture tout court, dans toute la Romandie.

Des économies en forme de mirage

Mais comment la culture peut-elle, aujourd’hui, gagner un de ses com­bats ? Dans le cas de la HEM neu­châteloise, si une majorité du Grand Conseil a finalement désavoué la décision du Gou­ver­nement cantonal, c’est essentiel­lement parce que les chiffres avancés par ce dernier ne l’ont pas convaincue : ainsi, le Conseil d’État promettait un peu plus de deux millions d’économies (soit un pour mille du train de vie du Canton) ; après un calcul plus précis toutefois, il s’avérait que ce chiffre ne pouvait être qu’une illusion : la somme épargnée devait être revue à la baisse de moitié ; en d’autres termes, la mesure était plus symbolique qu’autre chose. En outre, ces écoles d’art, faisant partie du réseau des Hautes Écoles Spécialisées (HES), bénéficient d’un important soutien financier de la part de la Confédération ; dans le cas de la HEM de Neuchâtel, c’est une substance économique de deux millions et demi qui est ainsi attirée chaque année dans le Canton (soit un peu plus de la moitié du budget de l’école) ; cette somme aurait été totalement perdue en cas de fermeture. Que faut-il en retenir ? Peut-être simplement ceci : la culture coûte, certes, mais dans des proportions somme toute raisonnables. Le Canton de Neuchâtel, sur sa mise de départ de 2,2 millions, récupère immédiatement plus d’un demi-million (sous forme de locations), auquel il faut ajouter diverses retombées, directes (la fiscalité) ou indirectes (la consommation des enseignants et de la centaine d’étudiants présents sur le territoire). Le résultat final, s’il n’est pas en soi positif finan­cièrement, n’est pas véritablement conséquent, et se trouve plus que compensé en termes d’at­tractivité de la région, et d’in­vestis­­sement pour l’avenir.

C’est ce discours qu’ont tenu dès le départ les soutiens de la HEM, qui dans un premier temps ne parvinrent pas à se faire entendre : les rivalités entre le Haut et le Bas du Canton, mais aussi les divisions de la gauche, aboutissaient à un premier vote négatif au Grand Conseil, en mai 2018. La vapeur fut toutefois rapidement renversée : en septembre 2018 déjà, une initiative populaire cantonale pour le maintien de l’école était déposée, pourvue des 4 500 signatures nécessaires, récoltées en quelques semaines. Devenu fébrile, le Gouvernement fut alors poussé à la faute : il décidait de mettre à exécution sa décision de fermer l’école sans attendre les résultats de la votation, s’aliénant ainsi quelques soutiens précieux parmi les députés soucieux de respecter la volonté du Souverain. C’est ainsi qu’en décembre 2018, le Grand Conseil votait un moratoire interdisant toute fermeture avant que les résultats de la consultation populaire ne soient connus. Au début 2019, le Gouvernement s’enfonçait encore un peu plus, en hasardant un contre-projet tenant plus de la manœuvre politicienne que du débat de fond, maintenant le principe de la fermeture de l’école mais distribuant de petites faveurs financières aux principaux soutiens potentiels de l’initiative (chorales, fanfares, écoles non professionnelles…), dans l’idée probable de diviser l’adversaire. Le procédé ne devait toutefois pas avoir les effets escomptés : au début de l’année 2020, une commission parlementaire ad hoc rendait son avis, reconnaissant le bien-fondé des calculs des initiants, et le caractère illusoire des économies promises par l’Exécutif ; le 18 février, le plenum approuvait cette position, par 61 voix contre 51 (et trois abstentions). L’initiative entrera donc dans la loi cantonale sans vote populaire : le site neuchâtelois de la Haute École de Musique de Genève vivra !

Le confinement et les conditions de la reprise

Moins d’un mois après ce vote his­torique commençait l’ère du confinement, qui non seulement aura coupé court aux réjouissan­ces, mais qui comporte également de nouvelles menaces pour le monde culturel, et cette fois-ci, la chose est claire : nul ne sera épargné ! Nos sociétés avancent en ce moment même vers une crise économique que la plupart des experts annoncent comme profonde et durable, les premiers effets devant probablement être mesurables dès la fin de cette année, et plus encore en 2021. Rentrées fiscales et budgets publics vont certainement être revus à la baisse ; et comme d’habitude, la culture et le social seront les premiers domaines dans lesquels des coupes vont intervenir.

Si les temps promettent d’être rudes, l’exemple de la HEM de Neuchâtel tombe indéniable­ment au meilleur moment possible :
pour la première fois à ma connaissance, les milieux musicaux sont en possession de chiffres complets sur le coût réel d’une de leurs institutions ; et ces chiffres, indéniablement, sont rassurants : pour le prix d’un giratoire, il est possible de faire vivre une école d’art qui, bien utilisée, peut apporter à une région une attractivité très intéressante, et constitue un important potentiel de développement pour l’avenir. Ainsi en est-il, très certainement, de la plupart de nos institutions culturelles, qu’il convient avant tout de considérer comme un investissement. Le confinement de 2020 semble le démontrer amplement :
si le public national est, en ce moment même, en train de sauver l’industrie du tourisme dans des pays comme la Suisse ou la France, que resterait-il à long terme de l’attractivité de nos villes et de nos régions sans leurs théâtres, leurs festivals, leurs musées, leurs opéras ou leurs cinémas ?

La situation actuelle est d’autant plus critique qu’une partie de notre personnel politique ne paraît pas prête à admettre de telles observations, qui sont pourtant faites par de plus en plus de nos concitoyens. Dans le cas de la HEM neuchâteloise, l’expérience a montré que nos deux partis de droite (PLR et UDC) se sont obstinés jusqu’au bout dans leur refus de reconnaître le caractère illusoire des économies annoncées par le Gouvernement : votant en bloc contre les initiants , ils semblent avoir voulu faire du cas de la HEM avant tout une question de principe, et ne se sont montrés désireux que
d’une chose : donner un signal clair en direction d’une politique d’austérité. Or, nombreux sont les spécialistes à affirmer aujourd’hui qu’un tel positionnement ne mène nulle part ; au contraire, les largesses dont usent actuellement la plupart des États vont dans un sens diamétralement opposé. Or, ce qui est vrai pour notre système bancaire, notre agriculture, notre indus­trie ou notre tourisme, peut-il ne pas s’appliquer au monde de la culture ? Ce dernier démontre, de plus en plus clairement, sa contri­bution essentielle à l’équilibre de nos économies ; certainement plus utiles que les bonus distribués aux
« traders », les subsides alloués aux acteurs culturels ne sont pas uni­quement une charge pour le con­tribuable : ils sont également un investissement, somme toute plutôt modeste, à même de maintenir en vie nos villes, nos stations de montagne et même bon nombre de nos villages. Un état des lieux complet, une politique intelligente et volontariste en faveur des acteurs culturels désormais en danger semble la clé d’un redémarrage aussi harmonieux que possible : on se contentera de rappeler ici que la culture est un des poids lourds de notre économie, plus important même par exemple (ces chiffres ont été révélés à la faveur de la crise de la HEM) que l’horlogerie. 

Pour plus d'informations sur le sujet, voir nos éditions de mars et septembre 2018 (N° 57 et 59).

Les plans de vote nominatifs peuvent être consultés sur le site de l’État de Neuchâtel (www.ne.ch).