Et Erasme Luther devint Pape sous le nom de Jules IV
Fiction. On dit souvent que l’Europe est un échec parce qu’elle oublie la dimension culturelle. Et si le facteur manquant était aussi la religion ?
Erasme Luther a passé toute son existence à tenter de saisir le pourquoi du comment de son prénom. Figures mythiques des débuts de la Renaissance, les moines Erasme et Luther se heurtèrent violemment sur le terrain des idées. Le premier imaginait une Europe humaniste, débarrassée des préjugés religieux. Sa vision était pacifique. L’Église, il ne voulait pas la détruire, il eût préféré qu’elle s’améliorât de l’intérieur. Le second associait le Christ au glaive vengeur. Il voulait débarrasser le monde de la papauté, synonyme d’abus et de prévarication. Une qualité commune, une seule, dominait l’intellect de ces adversaires irréconciliables : le talent du scribe. Stefan Zweig ne les tenait pas pour rien pour des génies de la littérature.
Ce mariage de la carpe et du lapin par patronyme interposé, Erasme Luther avait fini par l’intégrer au gré de sa propre aventure humaine. Dans les sciences occultes, on parlerait de prédestination. Erasme Luther avait abouti à la conclusion que son géniteur, un prélat dont on lui cacha toujours l’identité, nourrissait une vaste ambition pour ce rejeton qu’il n’éleva jamais. Quand Erasme abordait la question délicate de ses origines, sa mère Norma Luther, citoyenne de Mulhouse en Alsace, lui répondait invariablement : « apprends ton latin et tais-toi ! ». Erasme s’est tu et a étudié le latin. Tellement bien qu’il a acquis le viatique suffisant pour faire carrière à son tour dans la hiérarchie religieuse. Évêque à 40 ans, il n’a pas 50 ans quand il accède au cardinalat, révélant une précocité exceptionnelle au Vatican.
À la mort du pape Pie XIII, Erasme Luther se retrouva enfermé entre les quatre murs de la Sixtine. Le conclave s’éternisait, la presse commentait abondamment les blocages, les attribuant à la situation en Europe. Depuis l’abolition de l’euro, la politique avait repris le dessus sur l’économie, ce que certains ne voyaient pas d’un mauvais œil. L’Europe allait-elle renouer avec son patrimoine culturel ? Contrebalancerait-elle l’hégémonie américaine ? Réussirait-elle à s’affranchir de la dictature du marché, de la spéculation, voire du mauvais goût ? Replacerait-elle l’esthétique au centre des valeurs architecturales et urbanistiques, damant le pion au mitage et à la promotion immobilière ? Cette chaîne de réflexion était devenue l’enjeu véritable de l’élection du nouveau pape.
Deux tendances s’affrontaient parmi les cardinaux. La première, se situait dans le courant néo-libéral. Son chef de file, le primat d’Irlande, défendait des options économiques soumises à la science, au nom d’un progrès technologique conquérant donnant l’illusion à l’homme d’être l’égal de Dieu. Récupérée par plusieurs régimes autoritaires, cette vision terre-à-terre et guerrière du bonheur de l’humanité était fortement contestée par un second courant, l’aile dite religieuse, curieuse revendication à caractère pléonastique que ses zélateurs utilisaient par défi et provocation. La religion doit sortir du credo consumériste et retrouver des racines authentiquement… religieuses, ce qui n’exclut pas le respect de la laïcité, soutenaient-ils.
Erasme Luther incarnait ce mouvement depuis la publication de De Pueris Cultura Instituendis, un essai qui insiste sur les vertus de la culture dans l’éducation des enfants et s’inspire fortement du dernier ouvrage – il en reprend partiellement le titre – d’Erasme de Rotterdam, l’illustre homonyme. Les lecteurs retiennent généralement le chapitre intitulé « Culture et croyances » et tout particulièrement le passage qui reprend une citation célèbre tirée des Aventures de Rabbi Jacob : « Salomon, vous êtes juif ? » Ce film culte de 1973 pourrait-il être tourné aujourd’hui, s’interroge l’auteur ? Louis de Funès apostrophant son ex-chauffeur serait-il considéré comme politiquement correct ? Malmené par les intégrismes, où est passé l’idéalisme des Lumières ?
Au bout de six semaines de conclave, excédé par l’indécision de ses pairs, le doyen du Collège s’approcha d’Erasme Luther : « Les anglo-saxons pourraient se rallier à une candidature religieuse mais le nouveau pape devra faire une croix sur ses options anticapitalistes. Ce sera votre sacrifice, Erasme ». La fumée blanche sortit un jour d’orage. Élu pape, Erasme Luther choisit le nom de Jules IV et son premier geste fut de promulguer une encyclique reconnaissant à l’Europe sa dimension ethnique multiple, donc culturelle. Mais son règne fut bref. Douze mois après son élection, Jules IV annonça qu’il abdiquait.