Baudelaire, Hugo, Verlaine, je vous ai tant aimés

Numéro 41 – Mars 2014

François Villon mena une vie dissolue, violente et périlleuse. Moult fois emprisonné, il finit son existence mystérieusement, nul ne sait ce qu’il advint de lui quand il quitta Paris en janvier 1463, âgé de 32 ans seulement. Une chose semble sûre, ce prince parmi les poètes maudits ne publia plus jamais de vers par la suite. Ce qui n’empêcha pas les plus illustres représentants de la chanson française de s’inspirer de lui.

La ballade des pendus, le poème le plus célèbre de Villon, ne recense pas moins de huit interprétations gravées sur disque. « Frères humains qui après nous vivez / N’ayez les cœurs contre nous endurcis », pleure Reggiani de sa voix rauque et fragile. « Hommes, ici n’a point de moquerie ; Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » lui fait écho Léo Ferré. La musique n’intervient que sous forme d’un refrain, pendant que le lion à la crinière révoltée lit, ou plutôt rugit le texte. Sur Youtube défilent des images d’une plage défigurée par une marée noire, des volatiles déplumés au bec ouvert noirci de pétrole, criant le silence.

Ne nous leurrons pas, hormis Trenet ou Gainsbourg, peu d’artistes ont fait de l’argent en capitalisant sur les classiques. Ce qui amène à se poser cette question : la culture francophone honore-t-elle encore ses poètes ? Force est de constater, hélas, que les médias radiophoniques ne donnent pratiquement pas d’écho à ce patrimoine littéraire, lui préférant des airs plébiscités sur les réseaux sociaux. Le réflexe est injuste ne serait-ce qu’en termes de terreau exploitable car les reprises de textes poétiques par les chanteurs sont innombrables. Plus de quatre-vingts grands poètes français ont vu une, voire plusieurs de leurs œuvres reprises par la fine crème de la chanson francophone, comme en témoigne DJ Rimbaud[1]. Ce site Internet qui ne révèle pas l’identité de ses animateurs met en ligne également la plupart des chansons, ce qui permet de les écouter sans passer forcément par Youtube.

La même source permet ainsi d’identifier notamment Baudelaire, Hugo, Verlaine, Rimbaud parmi les grands inspirateurs des bardes de la seconde moitié du XXe siècle. Apollinaire n’est pas en reste. Ferré et Reggiani reprennent des odes du poète au crâne bandé. C’est aussi le cas de Jean Ferrat et du compositeur tourangeau Jacques Marchais qui se saisissent, eux, à quelques années de distance, du mythique Si je mourais là-bas. Particularité de l’exercice, la musique est différente dans les deux versions, pratique qui n’est en fait pas une exception mais plutôt la règle. À croire que les aèdes[2] ne consultent pas les archives musicales quand leur choix s’arrête sur tel ou tel texte d’une valeur sûre de la poésie. Il est vrai que les sites musicaux ayant réponse à tout sont une invention relativement récente…

Très souvent les chanteurs osent dire ce qui est passé sous silence.

Il paraît que c’est après avoir réalisé – ou cru, à tort ou à raison ? – qu’il n’avait pas le génie de la poésie que Brassens s’est décidé à chanter en interprétant les vers des classiques. Dans son livre Swing Troubadours – Brassens, Vian, Gainsbourg : les Trente Glorieuses en 33 tours, publié en 2012, le musicologue Olivier Bourderionnet analyse le phénomène de la « récupération » des poètes anciens par les chanteurs de variété. Il relève aussi les critiques que certains journaux adressèrent, au début des années soixante, à Gainsbourg, Brassens ou Ferrat dont l’admiration pour Aragon relevait autant d’un engagement politique que d’une démarche artistique. La voix, les airs s’adaptaient avec bonheur au phrasé de celui dont Elsa Triolet fut la muse. Mais faut-il pour autant prendre pour un oreiller de paresse la trentaine de chansons composées par l’auteur de La Montagne à partir des stances d’Aragon ? Les troubadours modernes s’en défendent et avancent que le disque est devenu le nouveau support de la poésie. Ils sont des passerelles, sans eux les textes des poètes anciens resteraient relégués dans les tiroirs. Aux menaces et attaques telles que « Vous souillez nos monuments… », Gainsbourg n’hésita pas à répondre : « Non, je les remets sur un socle ! »

Matériellement, nous survivions avec peine, mais nous étions heureux et prodigues.
La chanson française à texte s’est fait « le véhicule oral d’une tradition écrite, en réintroduisant au profit d’un large public des textes parfois oubliés », confirme Bourderionnet. Pourrait-on dès lors aller jusqu’à la considérer comme un art majeur ? Créateur et animateur du site musical Chanson rebelle[3], Gérard Gorsse en est convaincu. « Lorsque je fais un spectacle de rue et chante L’affiche rouge de Louis Aragon et Léo Ferré, les badauds s’arrêtent pour écouter, cela prouve que le public sait reconnaître les bonnes chansons. La chanson est souvent le reflet de notre mémoire collective et témoin de son temps. De Villon aux rappeurs, cela paraît une évidence. Il est regrettable que notre ministère de la culture ne considère pas cet aspect du problème. Lorsque l’on écoute Léo Ferré chanter 1968, il écrit des textes comme un historien. Très souvent les chanteurs osent dire ce qui est passé sous silence, pour preuve cette magnifique chanson de Christian Paccoud Avenue du Dragon, reflet de la lutte des sans-logis, relayé par le D.A.L (ndlr : droit au logement). Beaucoup de parutions littéraires qui sont sorties ces dernières années, écrites par des sociologues, des musicologues, vont dans ce sens. »

[#1] www.djrimbaud.tumblr.com

[#2] Dans la Grèce primitive, poète qui chantait ou récitait, en s’accompagnant sur la lyre, des poèmes célébrant les dieux ou les héros. Le plus célèbre des aèdes est Homère.

[#3] www.chansonrebelle.com