L’exception Mediapart
Si la presse traditionnelle n’a pas encore fait le pas du tout numérique, elle en prend ostensiblement la direction. Il n’est plus un quotidien digne de ce nom qui ne soit pas déjà présent sur Internet avec une version en ligne, la plupart du temps réservée à ses abonnés. L’avenir semble tracé : tôt ou tard les éditeurs laisseront tomber le papier pour bifurquer vers le digital, devenant ainsi ce que les professionnels du monde de l’édition appellent des pure players.
Concurrencés par la Radio Télévision qui fait tout pour manger au même râtelier publicitaire, les groupes de presse historiques sont bien placés, par contre, pour damer le pion aux nouveaux pure players. Débarqués sur la scène médiatique au cours des cinq dernières années, ces outsiders jouant la carte du non conformisme n’ont jamais connu l’exigence des rotatives – les coûts d’impression et d’expédition sont les boulets de la presse papier – mais manquent de fonds propres et disposent malgré tout de moyens très inférieurs. De fait, les pure players véritablement rentables se comptent sur les doigts d’une main en Europe, et encore.
Et c’est vers la France qu’il faut se tourner pour trouver l’un très rares exemples de réussite. Lancé en 2008 par le journaliste d’investigation Edwy Plenel et quelques transfuges du Monde, le site d’information parisien Mediapart sort deux ans plus tard son premier grand scoop, l’affaire Bettencourt, du nom de la milliardaire qui détient L’Oréal. Les soupçons de fraude fiscale qui pèsent sur l’octogénaire conduisent, par effet domino, à la démission du ministre du Travail, Eric Woerth. Le scandale assure la renommée de Mediapart.
Mediapart assure être sorti des chiffres rouges grâce à un modèle économique qui écarte la publicité, trop pingre sur Internet, pour privilégier les abonnements, facturés 9 euros par mois. Le titre revendiquant 60’000 abonnés environ, le calcul est vite fait : Mediapart engrange chaque année plus de 5 millions de francs, utilisés essentiellement pour couvrir les salaires de la rédaction. L’enjeu, à ce niveau, est important, car le journal numérique doit avoir la capacité de rémunérer ses collaborateurs. S’il compte uniquement sur le bénévolat, l’offre d’information en pâtira incontestablement. Lancée par Anne Sinclair en janvier 2012, la version française du Huffington Post offre un espace d’expression prestigieux à des personnalités soucieuses de flatter leur ego mais ce journal axé sur les débats en ligne ne peut nourrir l’ambition de régater parmi les médias dominants, qui offrent toute la palette de l’information.
Il n’est plus un quotidien digne de ce nom qui ne soit pas déjà présent sur Internet avec une version en ligne.
Le modèle économique n’est toutefois pas la seule raison du succès de Mediapart, au demeurant fragile. Une incursion sur la page Wikipédia du journal dévoile un nombre appréciable de sponsors, des ténors de la gauche française, en grande partie, mais aussi des élus centristes. Longtemps des voix ont circulé affirmant que le site soutenait les ambitions de Ségolène Royal, en échange d’un carnet d’adresses d’abonnés potentiels bien fourni.
Au jeu ambigu des accointances, les autres médias en ligne semblent beaucoup moins à l’aise, à tout le moins plus démunis, leur seuil de rentabilité constitue l’exception plutôt que la règle. Lancé à peu près au même moment que Mediapart par des journalistes de Libération, cette fois, le quotidien en ligne Rue89 fonde son modèle économique sur la publicité ainsi que sur la solidarité de la communauté des blogueurs. Mais son parcours en solitaire a fait long feu : depuis 2011, il est sous le giron du Nouvel Observateur, un acteur très traditionnel.
Dans la province française, le quotidien DijOnscOpe, pure player régional, refuse fièrement toute publicité et compromission avec des intérêts économiques ou politiques particuliers. Comme Mediapart, il vit des abonnements – 5 euros par mois. Un exemple à suivre pour les pure players helvétiques ? Menée sous la houlette d’une rédactrice en chef de 31 ans, Sabine Torres, l’expérience DijOnscOpe est en tout cas très intéressante, elle mérite la sympathie d’un lectorat pour qui les voix critiques doivent primer sur les non-dits du courant médiatique dominant. On ne peut donc que lui souhaiter de réussir dans l’intérêt d’une information indépendante de qualité. Le combat n’est pas gagné d’avance. Pour l’heure, trois ans après son lancement, la rédaction de 10 journalistes lutte âprement pour sa survie. DijOnscOpe compte un millier d’abonnés.