S’engager entre les lignes

Numéro 60 – Novembre 2018

L’engagement est-il un plus ou un moins pour la littérature ? Petit tour d’horizon avec quelques auteurs d’hier et d’aujourd’hui.

Commençons par un auteur et chanteur engagé, Michel Bühler, dont le nouveau livre chez Bernard Campiche Éditeur propose un Retour à Cormont sur les sentiers de montagne et dans les cafés d’un village vaudois qui porte sa croix : l’installation d’un centre de requérants d’asile. Par petites touches, l’écrivain brosse le portrait de quelques racistes nourris au biberon de l’ignorance et de l’outrance mêlées. Imbibé le biberon. Il s’agit de dénoncer avec une douce ironie qui glisse parfois vers la colère des propos et des attitudes en laissant aux lecteurs la liberté de se reconnaître ou pas. Comme chez Sartre – incarnation de l’engagement total y compris sous la forme littéraire – nous avons ici une grande confiance accordée aux mots, à leur vertu civilisatrice et à leur capacité d’atteindre le plus grand nombre.

Ce à quoi Roland Barthes répondit par une dissociation claire entre politique et littérature, celle-ci ne s’adressant qu’à un public restreint dans la mesure où elle investit la forme (écriture, langue et style) qui, se superposant toujours au propos, vient fatalement l’obscurcir et confronter le monde d’une manière totalement gratuite, comme le postulait encore plus radicalement Georges Bataille. De nos jours, les écrivains oscillent entre la conception sartrienne, mais d’une manière sans doute moins innocente, et la vision d’une littérature en marge de la société, quoique pas tout à fait impuissante à investir le débat. De toute façon, comme le disait Sartre, sachons dès lors le reconnaître : « Nous sommes embarqués », formule qu’il empruntait à Pascal pour rattacher les écrivains au destin commun de l’humanité.

Le désir d’alerter

Professeur à l’Université de Lausanne, Jérôme Meizoz dirige en cette rentrée un séminaire sur les « nouvelles écritures documentaires » et signale ainsi une sorte de retour à « la politisation du geste littéraire », qui passe par des récits personnels mais inspirés du reportage davantage que de la littérature pure. L’époque, à nouveau, l’exige-t-elle ? « On sent dans ces enquêtes fondées sur l’expérience un désir d’alerter et de témoigner que le monde va mal, tant sur le plan écologique que social », esquisse Jérôme Meizoz. Ces écrits font entendre le « dissensus » qui caractérise un univers éclaté entre des intérêts contradictoires dont un discours néo-libéral omniprésent escamote l’existence. Dans Un livre blanc, par exemple, le Parisien Philippe Vasset explore physiquement et poétiquement des territoires non cartographiés et donne à voir cette marge douloureuse produite par la métropole et aussitôt ignorée, comme un trou dans la mémoire de la ville. Dans Le Quai de Ouistreham, la journaliste Florence Aubenas travaille comme femme de ménage sur les ferries à quai et fait du quotidien angoissant des précaires le récit criant de la misère silencieuse…

La passivité de Justine

Également professeure à l’UNIL, Martine Hennard Dutheil met en lumière l’univers de la romancière anglaise Angela Carter, fascinée notamment par les contes de Perrault. Cette excellente lectrice (et traductrice) y a débusqué, contre toute attente, des signes avant-coureurs du féminisme. Carter a elle-même proposé toute une réécriture de ces fables, qu’elle voit comme un appel lancé aux jeunes filles pour les aider à déchiffrer les codes de la société et à prendre en main leur destin, y compris sur les plans économique et sexuel. Quitte à se faire incendier, ce qui semble être le lot de maints auteurs engagés, Carter identifie par ailleurs chez Sade un « conte de fée noir », où c’est bien la vertu, la pruderie, l’ignorance et la passivité de Justine qui la soumettent aux pires choses. Il s’agit alors de dépasser, bien entendu, l’alternative offerte par le sulfureux auteur entre Juliette et Justine, qui sont deux stéréotypes féminins inversés. Dans sa réécriture de différents contes, Carter imagine que le Petit Chaperon rouge se déshabille pour coucher avec le loup, ou que la Belle se transforme elle-même en animal pour n’avoir pas à regagner le triste monde où son propre père l’a en quelque sorte vendue à la Bête. Sans pudibonderie, Carter lance un vrai message d’émancipation à ses lectrices, conclut Martine Hennard, spécialiste aussi, et on ne s’en étonnera pas, de l’oeuvre de Salman Rushdie. Selon elle, ce dernier défend « la fiction comme lieu d’exploration des possibles du monde ». Les ayatollahs lui ont fait payer cher cette exigence de liberté.

Pour aller plus loin : Littérature et engagement, de Pascal à Sartre par Benoît Denis, Seuil, 2000.