Éloge du cancre
Quand, à la fin des années 90, La Ribot, Marco Berrettini, Massimo Furlan, Oscar Gómez Mata, Marielle Pinsard, Gilles Jobin, Yan Duyvendak, Yann Marussich ou le groupe Velma ont posé les bases de ce qui fera rapidement la réputation internationale des arts vivants contemporains romands, ils ne correspondaient absolument pas à l’idée que la majorité dirigeante des milieux culturels se faisaient de la relève. Chacun.e d’entre eux se heurtera pendant ses premières années à l’incompréhension des institutions, qui leur préféreront souvent des premier.e.s de classe dont les noms ont déjà été oubliés.
Vingt ans plus tard, alors que d’autres Laetitia Dosch, François Gremaud, Dorian Rossel, Marion Duval, Marie-Caroline Hominal, Joël Maillard, Pamina de Coulon les ont rejoints dans leurs pérégrinations transversales, le contexte a radicalement changé : une prise de conscience politique, dès les milieu des années 2000, a mis la consolidation de ce succès des arts vivants locaux au centre des stratégies. Le développement des structures de professionnalisation et d’accompagnement a été impressionnant, à la hauteur des moyens du pays : formation, diffusion, augmentation des moyens des commissions, multiplication et rénovation des théâtres, encadrement dramaturgique, parrainage, renouvellement des directions et des ambitions : que d’outils précieux pour les artistes et leur développement !
Et si, vingt ans plus tard, il était toujours aussi difficile de prendre les risques artistiques nécessaires ? Et si, en mettant en place cette stratégie pour consolider le succès, on en avait justement oublié la formule initiale? Et si, en croyant faussement la connaître, on avait justement alourdi le baluchon des chorégraphes et metteuses.eurs en scène suisses, jusque-là peu embarrassé.e.s des traditions patrimoniales à la française ou à l’allemande ?
L’indiscipline ne s’enseigne pas et échappe à la planification
À mon sens, la seule méthode historique des quelques institutions qui ont hébergé le développement de ces rayonnantes générations d’artistes a surtout été… qu’il n’y en avait pas. Ou plutôt : de ne pas en imposer, donnant un maximum de liberté à leurs mouvements forcément nouveaux, leurs dramaturgiques alternatives ou leurs transgressions indisciplinées. Aujourd’hui, au contraire, avec la multiplication des structures et la nécessité pour celles-ci de valoriser leur fonction, on observe que chacun – théâtres, écoles, organisme de diffusion, festivals – est tenté au contraire de s’attribuer la réussite des artistes. On aurait un savoir-faire, une formule, un réseau : voilà des concepts qui rassurent dans ce pays d’horlogers!
L’indiscipline ne s’enseigne pas, se juge difficilement par les experts, échappe à la planification. Par contre, elle s’encourage. Soignons-là, puisque c’est notre point fort depuis Dada, Fluxus, Christoph, Roman, John, Jean-Luc, Pipilotti, Thomas, Maria ou Marco. Il est bien sûr primordial de donner à leurs successeurs des outils, de la visibilité, de les aider à développer et confronter leurs idées et leurs pratiques, de les connecter avec leurs pairs et de nouveaux publics à l’international – concepts récemment mis à mal par la parenthèse localiste du Covid. (La rapidité avec laquelle cet état d’urgence temporaire a déjà été instrumentalisé dans les prophéties de certains précepteurs culturels parle par ailleurs d’elle-même). Mais je suis convaincu que nos modèles de formation, d’encouragement, de monstration et de promotion gagneraient énormément à moins de dirigisme, à plus d’humilité, de souplesse et de réactivité. Il me paraît indispensable de nous éloigner des grands calendriers, d’accueillir beaucoup mieux l’imprévu et l’inconnu, d’élargir ce qui est en train de devenir un carcan dans lequel les jeunes artistes se sentent hélas devoir se glisser. Ceci dit avec tout le paradoxe du programmateur qui dit à l’artiste « sois libre! ».