Ceux qui en parlent le plus
Depuis leur arrêt forcé, les injonctions aux milieux artistiques n’ont jamais été aussi pressantes, comme si le manque de confrontation à la puissance des oeuvres des artistes laissait actuellement le champ libre aux prophéties sur ce que devrait – et ne devrait pas – être la création. Et pour passer de la théorie à l’action, on y conditionne parfois même son subventionnement.
L’art est sommé d’être plus durable, plus horizontal, plus numérique, plus inclusif ou plus populaire, plus collaboratif, plus social. On prône une exemplarité carbone, un art du care, moins élitiste mais moins populiste, ou alors qui crée des emplois et des opportunités économiques en circuit court mais long. On s’exprime – enfin surtout ceux qui ne trouvaient déjà pas les faveurs des institutions internationales – pour l’arrêt des tournées, ou au contraire pour un art moins villageois, avec plus d’échanges.
Cette agitation serait-elle le signe d’un delirium général dû au terrible manque artistique conjoncturel ? Exprimerait-elle des changements idéologiques urgents dans le milieu culturel ? Découlerait-elle de tentatives d’instrumentaliser la crise pour y promouvoir des doctrines préexistantes ? Il y a probablement un peu de tout cela.
L’art est en constant mouvement. Il est rarement un remède direct contre les crises, mais permet de les pressentir, de partager ce qui est différent, ce qui n’est pas directement formulable, de cristalliser un instant ce qui est gazeux. L’artiste n’en est pas moins par définition un·e activiste : il·elle crée, pose un objet qui, par sa présence, a l’ambition de changer notre perception du monde. D’abord minoritaires, ses sujets, questions et esthétiques préfigurent régulièrement les débats publics. Les volontés d’inclusion, de décolonisation, de fluidification des genres, d’horizontalisation des processus, de développement durable, d’adresse différente au public, de remise en cause des formats et des méthodes de production n’ont pas fait exception : elles sont ainsi dans les discussions et les préoccupations des artistes depuis des dizaines d’années – c’est à dire depuis bien plus longtemps que dans celles des prédicateurs·trices culturels. Jadis, c’est à dire peu avant mars 2020, celles·ceux enjoignaient d’ailleurs plutôt celles·- ceux à laisser de côté ces questions – les taxant d’idéalisme, d’extrémisme voire d’élitisme – pour les enjoindre à se conformer à une réalité consumériste normalisée censée leur ouvrir les portes des marchés et des cultures populaires. Si on y pense, c’est cela qui n’a pas beaucoup changé.
Quel crédit accorder à la refonte de la politique de mécénat d’une chaine de supermarché helvétique autour des « pratiques équitables et durables » au moment où elle fait la une des journaux autant pour son refus de payer correctement ses milliers d’employé·e·s au chômage partiel tout en faisant des bénéfices records ? Quelles intentions a vraiment le gouvernement suisse quand il arrête, pendant la pandémie, les institutions culturelles avant toutes les autres, puis conditionne le financement de leur relance à leur transformation à long terme, les qualifiant de facto de non essentielles, puis d’obsolètes dans le new normal hygiéniconumérisé ? Comment peut-on entendre dans ce cadre ses injonctions à plus de durabilité et d’égalité au moment où la Confédération signe les traités de libre-échange avec l’Indonésie, refuse de limiter les exportations d’armes vers les pays en guerre et a appelé à refuser l’initiative pour des multinationales responsables ? Il est difficile de s’imaginer que l’art aie la mission de recoller la fracture sociale alors que tout le système s’emploie à la créer, en commençant par le système éducatif. Il est surhumain de penser que l’artiste devrait convaincre le monde entier de se mettre à l’écologie à la place des États et des industries. Est-ce que cette injonction du monde de l’art à une impossible impeccabilité ne serait pas plutôt une manière de décrédibiliser ses critiques régulières du système politique et économique ?
Il y a un point ou les prophètes de la disruption ont sans aucun doute raison : l’économie globalisée est en effet dans une transition majeure : le capitalisme d’hydrocarbures, conscient des limites de ses ressources, s’est transformé en capitalisme numérique – version américaine ou chinoise, les deux modèles se ressemblant de plus en plus. Son nouveau modèle économique n’est ni plus ni moins la manipulation des émotions, des opinions et des désirs – on comprend bien pourquoi le contrôle des artistes est un enjeu capital dans cette entreprise – servant le phagocytage de l’entier des activités économiques – culture, finance, santé, transports, commerce de détail – entre abus de position dominante et confiscation de plus en plus totale des richesses. Cette transition, pour laquelle la pandémie est une aubaine, ne contient pas, comme s’époumonent à le dire Greta Thunberg ou Aurélien Barrau, le moindre début de volet écologique, décolonisant ou égalitaire, même si les meilleurs éléments de son marketing peuvent être qualifiés de greenwashing, de blackwashing et de queerwashing – d’autant plus simples que le contrôle des canaux médiatiques est partie du système. L’art est alors sommé de s’intégrer à cette nouvelle version du néo-libéralisme : il serait sa bonne conscience, son divertissement préféré, le simulacre de ses préoccupations de façade ; il pourrait même devenir son meilleur produit.
Une définition de l’écologie est « le rapport triangulaire entre les individus d’une espèce, l’activité organisée de cette espèce et l’environnement de cette activité ». Alors justement, si on veut réellement considérer celle de l’art, il nous incombe à nous, directions d’institutions de monstration, de subvention, de mécénat, de retrouver notre place d’encouragement. Faire confiance au pouvoir transformateur de l’art en lui-même, aux artistes pour choisir leurs sujets et repartir humblement du terrain, sans paternalisme, en remplaçant les injonctions par un respect et une défense de leur autodétermination, de leur diversité et – ce qui me semble capital ces temps-ci – de leur rôle de proposition, autoporteur, dans la société. Car, comme dit si brillamment l’artiste finlandais Jaakko Pallasvuo, fin observateur des tendances idéologiques dans le monde de l’art :
« Art cannot ‹ respond ›
Art cannot ‹ respond urgently ›
Art cannot respond.
When art responds art becomes a response.
And a response is really necessary. Change is necessary. A complete cultural shift in direction is absolutely necessary. Art cannot respond. Art cannot be care. Art is a demon. Art is the east wind, the exterminating angel. »*