© Laurence Bonvin, de la série Post T

Les paysages sont politiques

Numéro 69 – Mars 2021

De l’infiniment local au vertige globalisé, Laurence Bonvin et Aline Seigne capturent quelques prophéties environnementales en Valais. Photographie, film ou dessin, les deux artistes visuelles ont en commun de penser la transformation des territoires.

« Le glacier est vivant. Je l’ai ressenti en y travaillant au quotidien. » Pour son projet de résidence avec Matza organisée par Séverin Guelpa sur le glacier d’Aletsch en 2018, la photographe Laurence Bonvin s’est volontairement inscrite en négatif des images courantes de glaces éternelles. Contre l’idée que ces géants montagneux seront toujours là puisqu’ils l’ont toujours été. Au contraire, elle y a filmé les flux. En s’écoulant, la beauté minérale chronique une disparition annoncée. Le cauchemar de notre temps accéléré. En surface, les dépôts sombres sont les témoins de carbone de l’aviation et de la pollution atmosphérique.

Les images de Laurence Bonvin superposent toujours des couches informées par un passé, un présent et l’obsession de ce qu’un territoire pourrait devenir. « Le glacier est une mémoire climatique. C’est vertigineux de confronter cette immensité précieuse à notre temps humain si infime en comparaison, et pourtant responsable de sa fonte accélérée. Rentrer dans cette temporalité géologique m’a transformée. »

La transformation des territoires questionne Laurence Bonvin depuis longtemps. Elle qui a grandi dans le Valais se demandait, petite, pourquoi on détruisait la nature pour construire des stations de ski. Depuis, l’artiste repère et épuise des lieux pour transmettre esthétiquement leurs complexités sémantiques. Dans les années 2010, ses films et ses séries photographiques sur les architectures périphériques en Afrique du Sud (Blikkiesdorp, In&Out),  contiennent les stigmates de la ségrégation. Dans Post Tōhoku, les efforts humains de reconstruction d’environnements dévastés par le tsunami de 2011 sont si colossaux qu’ils recréent visuellement de nouveaux paysages désolés. « Dans ces  no man’s land, j’avais parfois l’impression qu’une seconde catastrophe avait eu lieu. »

Laurence Bonvin rappelle qu’un paysage n’existe pas ex-nihilo, que dans le mot « paysage » il y a « pays » et que dans « landscape » il y a « land ». « Les paysages sont façonnés par une histoire, des réalités sociales et économiques. Les paysages sont politiques. »

©Laurence Bonvin, de la série Aletsch Negative, 2020

Esthétique de l’émeute

Les mains dans la terre, l’artiste et agricultrice Aline Seigne utilise un dispositif tout ce qu’il y a de plus inoffensif : un papier, un crayon, une économie de moyens revendiquée. Pourtant, elle joue sur des rapports d’échelle où l’intention est écologiquement critique. Ses dessins d’observations « sur le motif » -plantes et paysages sauvages ou cultivés- entrent en collision avec des images beaucoup plus sombres de catastrophes industrielles, de champignons atomiques, de vanités. Des scènes d’émeutes, aussi : sur une affiche en sérigraphie qu’elle a réalisée pour les journées internationales des luttes paysannes, devant un immeuble qui s’écroule, des personnages urbains à capuches travaillent aux champs. « Ils font le kata de la houe, comme ces paysans d’une île du Japon. En fait, tout en retournant la terre, ils chorégraphient des mouvements d’attaque et d’autodéfense. »

Ce sont des images de résistance. Car la souveraineté alimentaire est un enjeu à défendre qu’Aline Seigne, genevoise d’origine, cultive depuis de nombreuses années. Elle s’est occupée collectivement pendant plusieurs années d’une ferme en France. Aujourd’hui, elle s’est installée dans le Valais pour tenter de vivre davantage de son travail d’artiste. Elle vient d’ailleurs d’obtenir une bourse pour réaliser un travail de recherche sur le quartier de Sous-Géronde, à Sierre, où elle habite. « C'est un ancien quartier de logements ouvriers où vivent encore des travailleurs de l'usine à la retraite. Ils cultivent leurs parcelles de jardins communautaires. Le lieu s'est transformé parce qu'il a été vendu par l'usine et va disparaître au profit d'une reconstruction ou d'une rénovation. Ce qui m'intéresse, c'est comment l'organisation de l'emploi de ses jardins a évolué en lien avec l'histoire de l'usine, et ce qu'il en reste, avec son potentiel d'autogestion collective entre différentes communautés. »

© Aline Seigne, 17 Avril, 2017

Art et cohérence

« Qu’est-ce que la nature, aujourd’hui ? Elle commence et elle s’arrête où ? » se demande Aline Seigne. C’est aussi notre rapport utilitariste à cette « Nature » que met en évidence Laurence Bonvin dans ses travaux photographiques. Dès lors, comment se (re)positionner en tant qu’humain, en tant qu’artiste ? Sa période sud-africaine l’a obligée au décentrement. Tout comme entrer en relation avec le glacier -puis la crise- a précipité la recherche d’une adéquation entre mode de vie et propos artistique. « Je suis quelqu’un qui a beaucoup pris l’avion. Je me suis beaucoup déplacée. J’ai décidé que ce n’était plus tenable, qu’il fallait être au moins autant locale que globale. Mais je ne veux pas me poser en référence morale. Je ne suis pas militante. Je fais mon travail d’artiste et si ce travail peut aider à aiguiser ou titiller non pas une sensiblerie mais des sensibilités, c’est déjà un début. » Dans l’accélération du rapport au temps, du flux des images fixes ou en mouvement, la photographe se demande souvent comment en faire exister une qui reste. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que quelque part au milieu des montagnes, son affiche d’Aletsch Negative a trouvé une place dans la cuisine d’Aline Seigne.

© Aline Seigne, d’après une publicité pour tronçonneuse, 2014

ÉDHÉA, ÉCOLE ÉCOLO ?

Puisqu’on est en Valais, autant faire le lien avec le précédent numéro sur « L’École du futur ». On trouve en effet sur le site de l'École de Design et Haute École d'Art du Valais (édhéa) un nombre non négligeable de programmes, cursus ou projets développés autour de la relation entre recherche artistique et dimensions environnementales. Un Master of Arts in Public Spheres (MAPS) d’abord, formation sur deux ans qui dissémine dans plusieurs lieux des espaces de recherche collective et d’interventions artistique liées à la sphère publique, au cœur d’une vallée devenue laboratoire international pour l’étude des effets écologiques liés aux bouleversements climatiques. A noter aussi le programme « dispositifs artistiques et sensibilisation aux changements climatiques » en cours depuis 2019. Ce projet de recherche consiste à mobiliser l’art comme outil d’implication populaire pour chercher des solutions créatives aux enjeux environnementaux contemporains, avec les résidents d’un quartier pilote de Sierre.