Jeux vidéo suisses : état des lieux

Numéro 54 – Avril 2017

En 2012, Matthieu Pellet et David Javet dressent un portrait de la création vidéoludique en Suisse pour l’ouvrage Video Games Around the World de J. P. Mark Wolf paru en 2015 aux éditions MIT Press. Ils y constatent que la taille réduite du pays et sa division en plusieurs régions linguistiques ne privilégient pas l’existence en Suisse de jeux basés sur la narration textuelle mais que les créateurs gagnent à s’exprimer à travers le langage universel que sont les systèmes du jeu.

Cinq ans plus tard, à l’heure où ces lignes paraissent, on observe comme point commun dans les jeux vidéo suisses l’adoption d’une approche minimaliste du design, autant à travers des dynamiques de jeu simples mais ludiques qu’à travers des visuels soignés et, souvent, atypiques. Cette créativité est régulièrement récompensée dans les festivals où il est fréquent qu’un ou plusieurs jeux suisses récoltent des prix, tels les jeux de collaboration Dreii (Etter Studio, 2013) et Deru – The Art of Cooperation (INK KIT Studios, à paraître).

Œuvre de l’auteur fribourgeois Wuthrer, Don’t Kill Her (à paraître) – un autre jeu primé – illustre remarquablement ces principes de design minimaliste et créatif en proposant une expérience de prime abord classique de jeu de plateforme. Celle-ci est rapidement transcendée par une narration cryptique placée de manière innovante – au niveau suisse – au centre du jeu et mise en scène grâce à des objets, personnages et environnements intégralement réalisés au crayon puis numérisés. Ce graphisme « tremblant » réellement original engendre un impact fort sur la joueuse ou le joueur en l’immergeant dans un univers en apparence fragile.

Sous l’impulsion des formations de plusieurs écoles, les créateurs suisses proposent des jeux adoptant des formes innovantes et sans rapport avec des productions de masse peu enclines à remettre en question des approches classiques du game design. Oniri Islands (Tourmaline, à paraître) est un jeu collaboratif sur tablette héritant de l’approche de la Haute École d’Art et Design de Genève (HEAD). Il propose d’explorer l’univers du jeu par la manipulation physique de figurines sur l’écran. Primé multiples fois, Far : Lone Sails (Mr. Whales’ Game Service, à paraître) quant à lui est un exemple typique du game design enseigné à la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Empruntant de loin au genre du jeu de plateforme, le jeu place l’avatar en retrait, caché au fond d’une machine ressemblant à un tank pour offrir le premier rôle à ses décors cyclopéens. Le gameplay est relégué au second plan sans que cela ne diminue la force évocatrice des images et l’impression laissée sur le joueur.

Chaque production vidéoludique transmet un message politique à travers ses règles, son univers visuel ou son environnement sonore.

S’il est possible d’argumenter que chaque production vidéoludique transmet un message politique à travers ses règles, son univers visuel ou son environnement sonore, certains créateurs exposent celui-ci de manière plus évidente. Le studio zurichois Blindflug en a d’ailleurs fait sa marque de fabrique : le jeu mobile First Strike (2013) invite ses joueurs à une réflexion autour de l’armement nucléaire mondial en simulant un affrontement atomique entre des superpuissances militaires. Le joueur réalisera éventuellement que le seul moyen de gagner est de désarmer le pays qu’il incarne, et donc de refuser de jouer. Blindflug a continué ensuite à explorer le jeu « à message » avec Cloud Chasers: Journey of Hope (2015), une œuvre nous présentant le quotidien de migrants en exil.

Les créateurs suisses se servent également du médium vidéoludique à des fins pédagogiques. Bénéficiant d’une campagne de financement participatif réussie, Niche (Stray Fawn Studio, accès anticipé) est un jeu de stratégie mettant en scène la survie et l’évolution d’une espèce animale. À l’origine du projet et désormais en charge du game design, Philomena Schwab utilise les mécaniques du jeu pour amener le public à découvrir la complexité de la génétique.

On constate à la vue du catalogue actuel de jeux vidéo suisses une grande diversité des formes explorées ainsi que des supports de jeu proposés. On retrouve ainsi des créations suisses autant sur consoles de salon (Dreii, 2013 ; Feist, 2015) que sur plateformes mobiles avec le travail surprenant de Christian Schnellmann (Kind of Soccer, 2014 ; Aux B, 2015) ou la critique acerbe des milieux financiers de The Firm (Sunnyside Games, 2014). Dans le domaine de la réalité augmentée, les Lausannois de Furinkazan proposent Opticale (2016), un jeu d’exploration basé sur la géolocalisation, alors que dans la même ville le jeu pour casque de réalité virtuelle Anshar Wars 2 (2015) d’Ozwe Games nous met aux commandes d’un vaisseau spatial. Quant aux Genevois d’Everdreamsoft, ils permettent aux joueurs de devenir propriétaires d’assets numériques à l’intérieur du jeu Spells of Genesis (2016) grâce à la technologie blockchain. Cette grande diversité proposée à travers diverses formes ludiques permet aux acteurs de la scène suisse de construire un savoir-faire profitable et durable autant dans les domaines techniques et artistiques que mercantiques.

Un texte concerné par les jeux vidéo suisses se doit de citer également le succès économique très important de la franchise Farming Simulator développée par le studio zurichois GIANTS Software. Cette lignée de jeux de simulation nous place en charge d’une exploitation agricole qu’il faut gérer et faire croître. Chaque nouvel opus bénéficie de partenariats toujours plus importants avec les acteurs du machinisme agricole et forestier (tracteur, moissonneuse-batteuse, etc.) permettant un « effet de réel » en même temps qu’un placement de produits efficient. Dans la lignée, l’amour des Suisses pour les transports ferroviaires est fièrement représenté par le travail du studio schaffhousois Urban Games avec ses simulations complexes et documentées Train Fever (2014) et Transport Fever (2016).

Le soutien de Pro Helvetia au jeu vidéo a donné l’impulsion nécessaire à la fédération des acteurs ainsi qu’à la création d’associations régionales.

Fréquentes en Suisse romande grâce à l’important dynamisme de la scène amateur, les game jams proposent la réalisation d’une œuvre vidéoludique dans un temps imparti. Terrains de rencontres et d’expérimentations, elles posent occasionnellement les bases de l’élaboration d’un jeu commercialisable, voire de la création d’un nouveau studio. Ainsi, le prototype du jeu d’horreur asymétrique Hell Eluja (à paraître) des Fribourgeois d’Oniroforge qui oppose un joueur évoluant en réalité virtuelle à un joueur sur plateforme mobile a d’abord été créé lors de la Global Game Jam de l’année 2016 prenant place au Musée suisse du jeu à La Tour-de-Peilz.

Une autre activité de cette scène amateur est le homebrew, nom donné au développement de jeux et d’applications diverses sur des systèmes dont le cycle d’exploitation est terminé. Pour illustrer ce savoir-faire, deux œuvres nous viennent immédiatement à l’esprit. Sortie pour la Vectrex, une des consoles emportées dans le crash du jeu vidéo de 1983, vecZ (2016) est un jeu de tir à défilement vertical de René Bauer, professeur dans la filière de game design de la ZHdK. Le jeu est même distribué sur des cartouches identiques aux originales. En ce qui concerne CastleBoy (2017), dont le Vaudois Joël Lauener est co-auteur, c’est une adaptation libre de Castlevania (Konami, 1986) réalisée pour l’Arduboy, une console de jeu de la taille d’une carte de crédit. Son écran minuscule impose ainsi des contraintes techniques fortes. Développer aujourd’hui sur de tels supports permet d’explorer et d’écrire une histoire alternative du jeu vidéo, de comprendre la philosophie derrière un hardware. Développer en homebrew est une recherche personnelle dans l’histoire du jeu vidéo – un véritable exercice de style en game design.

A travers cet état des lieux, nous avons décrit une scène suisse structurée, composée d’initiatives de tailles diverses et s’appliquant à des genres variés. Le soutien de Pro Helvetia au jeu vidéo initié dès 2010 a donné l’impulsion nécessaire à la fédération des acteurs ainsi qu’à la création d’associations régionales servant de points de rencontre et d’échange. Toutes les pièces du puzzle sont là, et il ne manque qu’un soutien politique sur le long terme pour l’assembler en industrie du jeu vidéo suisse.