La masse et le Je

Numéro 54 – Avril 2017

La question est faussement simple. Les jeux vidéo constituent-ils une culture à part entière ? Ben oui, à divers égards au moins : ils sont définis par un langage, une esthétique, des récits et des figures dûment spécifiés au fil des ans, qui longent aujourd’hui le champ voisin des arts plastiques et du cinéma.

Or cette approche ne suffit pas, comme on s’en doute. Il se trouve en effet qu’un terme précis jouxte souvent l’expression « jeux vidéo ». C’est celui d’« industrie ». On évoque en effet « l’industrie des jeux vidéo » – alors qu’on n’évoque évidemment jamais l’industrie de la littérature ou celle des beaux-arts…

Un terme précis jouxte souvent l’expression « jeux vidéo ».
C’est celui d’« industrie ».

Or ces deux disciplines participent elles aussi de la culture, pour ne pas dire qu’elles la fondent. Il y a donc paradoxe, et même contradiction dans le fait que ce qui relève de l’« industrie » peut constituer la culture autant que ce qui n’en relève pas. D’autant que l’industrie, selon le dictionnaire, c’est du lourd. Le vocable désigne en effet l’« ensemble des activités économiques ayant pour objet l’exploitation de matières premières, de sources d’énergie et leur transformation, ainsi que celle de produits semi-finis en biens de production ou de consommation ».

Diable. Nous voici donc brutalement déportés, avec les jeux vidéo, dans la direction prosaïque de la marchandise, de la consommation de masse et des usines – autrement dit très loin, justement, de la littérature ou des beaux-arts. Dans un autre monde, même. Et même dans un monde opposé, celui que la littérature et les beaux-arts ont pour vocation de combattre. Court-circuit conceptuel.

Autre chose : que fait donc là, à côté de cette «vidéo», ce mot de « jeux » ? L’art est-il un jeu, lui ? Pour reprendre les définitions du dictionnaire, est-il une « activité physique ou mentale gratuite, n’ayant dans la conscience de la personne qui s’y livre d’autre fin qu’elle-même et que le plaisir qu’elle procure » ? Et la littérature, serait-elle un « amusement, un divertissement, une récréation » ? De leur côté, les beaux-arts relèveraient-ils du « caprice [ou] de la fantaisie pure » ? Seraient-ils « dépourvus de signification et de valeur profondes » ?

Nous voici donc en pleine confusion face à ce postulat suggérant que l’industrie des jeux vidéo fait partie de la culture. Dans une confusion telle qu’on pourrait laisser tomber cette question, d’ailleurs, et ne rien catégoriser. Ni les jeux vidéo ni la littérature, ni les beaux-arts ni l’architecture, ni la peinture ni la musique, ni la haute couture ni la grande cuisine, ni même le tennis quand il est pratiqué de manière à réjouir son spectateur en lui procurant un sentiment d’élégance et de beauté de type quasi chorégraphique – comme y parvient un danseur inspiré du genre Federer.

Voilà. à ce stade de l’analyse et du commentaire, il est donc peut-être plus indiqué de modifier l’axe de notre interrogation première et de nous demander ceci: pour nous révéler la réalité quotidienne qui nous entoure, les jeux vidéo font-ils aussi bien que la littérature, les beaux-arts ou le cinéma ? Nous éclairent-ils aussi bien qu’eux sur nous-mêmes ? Leurs concepteurs parviennent-ils, à l’instar du documentariste Michael Moore lorsqu’il vilipende des horreurs présidentielles comme Donald Trump, à nous mobiliser pour nous conduire à méditer un monde meilleur ? Les jeux vidéo nous arment-ils sur les plans du civisme et de la politique – ce qui constitue de toute éternité la vocation fondamentale de la culture ?

Eh bien non. Je ne pense pas. L’industrie des jeux vidéo ne « travaille » pas la Cité démocratique. Elle l’aère ou l’occupe jusqu’au point d’une dépolitisation idéale – je veux dire d’une dépolitisation qui produit davantage de grégarismes et d’indifférence, face aux pouvoirs séculiers dominants, que de conscience ou de résistance à leur endroit.

Je m’étais efforcé, en des temps antérieurs, de distinguer la culture verticale de la culture horizontale. La première nous permettant de délier l’expérience de notre existence singulière de celle de nos congénères pour rejoindre par le haut ce qui transcende les arts: nos tremblements intimes face à l’Autre, notre terreur impartageable de la mort ou notre ignorance de l’éternité. Et la seconde nous permettant de faire l’inverse : de lier l’expérience de notre existence singulière à celle de nos congénères par le biais d’un dénominateur commun d’ordre spectaculaire qui serait précisément les jeux vidéo, en l’occurrence, de manière à différer momentanément nos tremblements intimes face à l’Autre, notre terreur impartageable de la mort ou notre ignorance de l’éternité. Deux programmes et deux visées, donc: soit vers le Je dans sa plénitude optimale, soit vers la masse évidemment compressée.