Les jeux, moteur du progrès scientifique

Numéro 54 – Avril 2017

Les jeux nous offrent une échappatoire aux problèmes et difficultés de la vie de tous les jours.

Jane McGonigal, conceptrice de jeux vidéo de renommée mondiale, nous raconte dans son ouvrage « La réalité est en panne » (Reality is Broken) que pendant les guerres médiques, il y a environ 2500 ans, les Lydians, vivant une période de famine, avaient fait recours aux jeux pour résister à cette dure épreuve. À cette époque, le roi ayant décidé que le peuple n’avait le droit de manger qu’un jour sur deux, les jours où on ne mangeait pas, on les consacrait à jouer. Cette période a vu naître des jeux de dés, d’osselets et de balle.

Plus tard dans l’histoire, mais bien avant le développement de l’ordinateur numérique, l’homme a voulu construire des machines qui jouaient contre son semblable et défiaient l’intelligence humaine. En 1776, Wolfgang von Kampelen construisit une machine mécanique qui jouait aux échecs. Cette machine, appelée le « Turc mécanique », était en réalité un automate, commandé par une personne qui se cachait à l’intérieur d’un meuble.

Avec l’arrivée des premiers ordinateurs électroniques, les machines capables de jouer aux jeux sont devenues une réalité. Une des premières réalisations des ingénieurs est l’ordinateur Nimrod, construit en Angleterre en 1951 et conçu pour jouer le jeu de Nim.

Claude Shannon, qui est à l’origine des concepts de base de l’informatique et donne un sens mathématique précis à la notion d’information, a été le premier à publier un article sur comment programmer l’ordinateur pour jouer aux échecs. Ses algorithmes sont à la base de la machine Deep Blue qui a battu Kasparov en 1997. Il avait fallu construire une machine spécifique pour cette tâche, elle pesait 1.5 tonnes et était capable d’évaluer 200 millions de coups par seconde.
Après Shannon, d’autres chercheurs ont programmé des ordinateurs pour jouer à d’autres jeux, comme le Jeu de Dames, le Backgammon ou le jeu de Go.

Mais c’est seulement l’an dernier que l’on a réussi à battre les meilleurs joueurs de Go au monde. Les règles de ce jeu millénaire d’origine chinoise sont très simples et s’apprennent en quelques minutes. Mais le nombre de positions légales est quasiment incalculable [1], ce qui rend très difficile la programmation d’un ordinateur pour jouer avec une bonne stratégie au Go. Les chercheurs estimaient qu’il fallait encore dix ans de recherche pour maîtriser ce jeu dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais ce sont finalement des ingénieurs de l’entreprise DeepMind, une compagnie britannique d’intelligence artificielle, acquise par Google en 2014, qui ont réussi à mettre en place un logiciel capable de jouer au GO, appelé AlphaGo, utilisant ensemble divers algorithmes d’intelligence artificielle.

Parmi ces « jeux sérieux », certains ont été conçus pour faire participer le public à la recherche scientifique.

Travailler sur la programmation d’une intelligence artificielle pour jouer à un jeu peut être vu par certains comme quelque chose de pas très sérieux. Mais l’investissement de compagnies, telle qu’IBM dans ce type de problèmes, a beaucoup contribué au développement des algorithmes et à la reconnaissance d’une telle approche.

Aujourd’hui, le développement des jeux vidéo peut être une activité très lucrative, le marché mondial est immense, mais mieux encore, on a inventé l’idée des jeux sérieux. Des jeux qui visent non seulement à divertir mais qui ont aussi un but éducatif ou formateur.

Parmi ces « jeux sérieux », certains ont été conçus pour faire participer le public à la recherche scientifique. Cette idée, qui consiste dans la préparation d’une interface ludique à des problèmes réels non résolus, garde l’espoir de pouvoir les résoudre avec la participation massive de joueurs.

Fold-it est un exemple de ce type de jeux. Des chercheurs de l’Université de Washington ont programmé le jeu sous la forme d’un puzzle 3D, le but étant d’identifier la structure 3D des protéines. À travers ce jeu, la communauté de joueurs a fourni des stratégies pour résoudre des puzzles, stratégies que les chercheurs ont pu exploiter afin de parvenir à trouver la structure d’une enzyme proche de celle du virus du SIDA. Ceci leur a valu une publication dans la revue Nature en 2011, où ils mentionnent qu’il y a eu plus de 57’000 joueurs ayant contribué à cette recherche.

Inspirés par l’expérience de Fold-it et d’autres jeux sérieux, nous avons
développé, à l’École d’Ingénieurs du Canton de Vaud, le jeu Forest Defenders (voir figure ci-dessous), un jeu du genre Tower defense dont le but est d’arrêter des ennemis qui traversent une carte graphique, en construisant des tourelles qui les empêchent de passer, qui peuvent les ralentir, voire les détruire. On y trouve
divers types d’ennemis et divers types de tourelles. Lorsqu’un ennemi est détruit, le joueur gagne des pièces avec lesquelles il peut acheter de nouvelles tourelles.
Sélectionner le type de tourelle et sa position dans la carte font partie de la stratégie du jeu. Dans Forest Defenders, le jeu démarre par une phase où le joueur est invité à détecter une déforestation, en comparant deux images satellites d’une même région de la planète, mais correspondant à deux dates différentes. Si ses détections correspondent à celles trouvées par un système de suivi de la déforestation appelé Terra-i [2], le joueur est doté de pouvoirs pour battre plus facilement les ennemis. Ce jeu a été conçu avec l’idée de motiver la participation du public dans une tâche de comparaison d’images satellite, tâche qui peut être ennuyeuse et fatigante. Les informations fournies par les joueurs lors de la première phase du jeu sont stockées sur un serveur et en principe doivent soit valider les détections de déforestation, soit indiquer aux chercheurs des zones où le système de suivi ne détecte pas cette déforestation.

Jouer au méchant semble avoir plus de succès que demander aux gens de sauver la planète.

Cela dit, le succès des jeux sérieux dépend de la participation de nombreux joueurs et de leur acharnement à traiter le problème à résoudre. Les concepteurs des jeux sérieux doivent donc proposer des jeux originaux, intéressants, captivants, avec de beaux graphismes et de la bonne musique. Le but et les règles de ces jeux doivent être faciles à comprendre et leurs niveaux de jeu évoluer en fonction de l’acquisition des compétences du joueur pour maintenir son intérêt. De bons jeux sérieux ouvrent la porte à une nouvelle forme de résolution de problèmes et doivent permettre à n’importe qui de collaborer dans la recherche de solutions aux problèmes les plus complexes. Paradoxalement, jouer au méchant semble avoir plus de succès que demander aux gens de sauver la planète. Des jeux où l’on vole des voitures, où l’on infecte des humains avec un virus mortel, où l’on joue au dictateur, ont eu un grand succès par le passé. Peut-être est-il temps de repenser nos jeux – que l’humain cesse de jouer au méchant – et de prévoir d’autres mécanismes narratifs qui permettent aux histoires de construire du positif.

Puissent toutes ces heures que les jeunes passent à jouer à des jeux vidéo contribuer à l’acquisition de certaines compétences qui pourraient être exploitées au service des problèmes du monde réel.

[#1] On estime que le jeu de Go a 10’170 (un nombre égal à 1 suivi de 170 zéros) positions légales et qu’il y a 10’600 parties possibles.
[#2] http://www.terra-i.org