Metin Arditi – « Sans art, il n’y a pas de société heureuse »
Propos recueillis par Gérald Morin et Sima Dakkus
Mécène et homme de grande culture, Metin Arditi est physicien de formation. Président du conseil de fondation de l’Orchestre de la Suisse romande, il est également l’auteur d’une dizaine d’ouvrages depuis 1997. La fondation Arditi, qu’il a créée en 1988, octroie une quinzaine de prix annuels à l’Université de Genève et à l’EPFL. Elle récompense aussi la meilleure dissertation de maturité, afin d’encourager la qualité de l’écriture dès le collège. Metin Arditi livre à CultureEnJeu ses réflexions sur la gestion d’une grande entreprise culturelle telle que l’OSR.
Comment fonctionne la structure de l’Orchestre de la Suisse romande ?
La ligne « subventions » au budget de l’OSR implique que sa direction et sa gestion ne suivent pas tout à fait les règles d’une entreprise dite classique. Il en découle certaines obligations, qui ne soustraient pas pour autant l’orchestre aux règles de bon fonctionnement d’une entreprise. La première de ces obligations, c’est d’encourager le plus grand nombre à accéder aux concerts. Nous devons travailler dans ce sens. C’est le plus bel aspect de l’opération que d’ouvrir la musique à tous. Car l’Orchestre de la Suisse romande s’adresse à tous.
Qu’est-ce qui différencie une grande entreprise artistique d’une entreprise ordinaire ?
C’est justement la dimension artistique permanente, à la fois palpable et insaisissable. Palpable parce que le travail artistique est au centre. Insaisissable parce que c’est toujours extrêmement difficile de mesurer une qualité, une performance, comme on mesure à la fin de la journée les chiffres d’une épicerie. Nos musiciens sont engagés à plein temps et participent aussi aux productions de l’Opéra de Genève. Le choix des musiciens se fait par un concours international. Sur une année, 1 000 candidats venant de 68 pays se sont présentés pour une dizaine de postes. Nous comptons une quinzaine de nationalités. Les musiciens enseignent peu, mais nous les encourageons à participer à des activités d’orchestre de chambre.
En tant que président de l’OSR, quel est votre rôle ?
Je préside le conseil de fondation, qui est l’organe suprême de l’institution, ainsi que le comité exécutif, qui a le pouvoir et le devoir de la gestion opérationnelle. Le président occupe un poste bénévole, tout comme son comité coopté. C’est au président de veiller à l’efficacité et à la cohérence de l’action. Sur un plan pratique, une commission artistique décide des programmes, des tournées, et des enregistrements. Elle compte deux représentants des musiciens, ainsi que le chef d’orchestre qui est le directeur artistique et musical de l’institution. Marek Janowski est notre huitième chef depuis la fondation de l’OSR, il y a 88 ans. Seul le directeur artistique a le droit de veto.
Quel est votre budget annuel ? Est-il suffisant pour un grand orchestre ?
Actuellement, notre budget annuel s’élève à 25 millions, dont une subvention de 17 millions de la Ville et de l’État de Genève qui date de 2002. Nous avons 130 postes à plein temps. Et certains ont des salaires qui ne correspondent de loin pas à ce qu’ils pourraient toucher ailleurs. La Thonhalle de Zurich paie ses musiciens mieux que nous payons les nôtres pour moins de services. Nous devons trouver des ressources ailleurs : 12% du budget sont couverts par des dons étrangers, du sponsoring, ce qui est pratiquement du mécénat. Cette recherche de fonds est l’un des rôles du président, mais nous venons de voter pour engager quelqu’un qui va s’en occuper à plein temps. Le président et l’administrateur général sont naturellement mobilisés pour approcher les grands donateurs, les grandes banques, etc.
L’image de l’Orchestre de la Suisse romande semble prestigieuse hors de nos frontières…
L’OSR a donné récemment dix concerts dans six pays, concerts considérés comme l’événement du moment. À Vienne, l’OSR a rempli la salle, hors abonnement, ce qui est une réussite pour un grand orchestre. Dans ce climat de reconnaissance internationale, la situation à Genève paraît parfois surréaliste. Et l’aide fédérale aux tournées internationales est inexistante.
Quels sont les enjeux de la politique culturelle et du soutien des pouvoirs publics à une telle institution ?
Nous souhaiterions évidemment que la Ville et le canton adaptent, malgré la situation difficile, leurs subventions à l’OSR de la même manière que pour le personnel de la Ville et du canton. L’OSR a vu ses salaires gelés pendant dix ans. En 2002, ils ont été dégelés. Bien sûr, je suis très attaché à toutes les formes d’art, même les plus intimes. Mais une Ville et un État doivent prendre position face aux grandes institutions artistiques qui font leur Cité. L’Orchestre du Concertgebouw fait Amsterdam, le Wiener Philharmoniker fait Vienne. Il s’agit de cohérence au niveau politique. En Suisse, il pourrait y avoir un Secrétariat d’État à la culture attaché au Département de l’intérieur, qui aiderait à développer le renom du pays à l’étranger. La contribution fédérale sera à terme une nécessité, peut-être même une évidence.
Dans vos livres, il y a cette dimension de dialogue avec les pensées de Machiavel et de Nietzsche. Sans compter l’approche forte de figures d’artistes comme Van Gogh. Quel est le cœur de votre relation à l’art, à la musique ?
La musique m’a appris l’importance de l’émotion. Nous sommes trop souvent pris par le tralala social sans prendre le temps d’une vraie rencontre avec soi-même. Voilà le rôle profond de l’art. Apporter la lucidité sur soi et sur le monde, basée sur la nature, l’observation. L’art est irremplaçable dans la vie. Il a pour vocation de remplir les âmes. C’est de l’ordre de la révélation. Il n’y a pas de société heureuse sans art, sans artistes. À ce titre, la diffusion la plus large de l’art a une dimension politique.