Benno Besson – « L’essor ne peut venir que des gens de culture »

Numéro 7 – Septembre 2005

Par Sima Dakkus et Gérald Morin

Qui, mieux que Benno Besson, avait la distance temporelle, géographique et le recul critique nécessaires pour s’exprimer dans ce dossier sur le théâtre en général, mais aussi de Suisse et d’ailleurs ? CultureEnJeu l’a rencontré.

Metteur en scène indépendant de rayonnement international, Benno Besson, né en 1922 et originaire d’Yverdon, promène à travers l’Europe et le monde sa vision de conteur curieux, attentif et ludique. Resté avec Bertolt Brecht au Berliner Ensemble jusqu’à la fin, le grand artiste de théâtre continue à parcourir de manière dialectique l’univers poétique du dramaturge allemand, y compris dans ses écrits didactiques – mais fréquente aussi Shakespeare, et Molière, et Labiche, et Frisch, et Morax et bien d’autres. Son théâtre regorge de sensualité et d’une énergie vitale qui rend la cruauté de la réalité évidente et invite à la surmonter. Un théâtre de l’humanité face à son destin et à ses responsabilités.

En voyant vos répétitions de « L’exception et la règle », de Brecht, avec les élèves comédiens, l’actualité de ce texte écrit en 1930 est frappante. Vous avez travaillé ce texte avec les comédiens de première année de la Haute école de théâtre de Suisse romande – un enseignement que vous donnez aux jeunes comédiens...

Ce n’est pas moi qui le donne, c’est Brecht. Ses pièces didactiques sont faites pour l’enseignement de ceux qui jouent.

Dans sa pièce, Brecht analyse avec acuité les lois de la concurrence et leurs retombées humaines et sociales. Selon vous, quelle est la source des problèmes de la société libérale actuelle et son noyau dur ?

La critique des droits de l’homme par Marx est très importante. Il dit que la Déclaration des droits de l’homme a coupé l’être humain en un homme naturel, égoïste, et en un citoyen, rationnel. L’homme naturel est concret et le citoyen est abstrait. Que le côté social de l’individu ne soit saisi que sous une forme abstraite, c’est grave.

Dans votre travail avec les jeunes comédiens, vous compariez les textes allemands et français de Brecht. Traduire un texte, c’est l’adapter forcément. Les traductions françaises des textes de Brecht sont souvent une manière de franciser sa pensée. Et ce n’est pas une volonté délibérée...

Ce n’est pas conscient, en effet. On ne peut pas dire que c’est mal traduit. C’est traduit en simplifiant et en rendant élégantes les choses qui ne le sont pas forcément. La langue allemande, à mon avis, arrive à toucher très bien la réalité. Et à inviter à un rapport concret avec la réalité. Je faisais remarquer aux jeunes comédiens tous les termes concernant la respiration qui sont magnifiques en français : aspirer, inspirer, expirer, respirer, transpirer. Toutes les façons de respirer. Cela n’a plus rien de concret lorsqu’on l’emploie et devient une activité purement intellectuelle. Alors que c’est une question de respiration. Elle m’inspire ci, vous m’inspirez ça. Je respire les choses. En français, il n’y a plus rien de tout ça. Le langage est concret, mais dans son usage, il n’y a plus qu’un rapport avec le cerveau.

En somme, les évolutions sont aussi dépendantes des conditions historiques dans lesquelles elles ont lieu. L’esprit des e lumières du XVIII siècle porte la marque de cette séparation entre les deux dimensions de l’être humain…

Bien entendu, c’est toute la difficulté. Quand vous lisez les traductions françaises des textes de Brecht, les écrits sur le théâtre par exemple, c’est terrible. C’est intellectualisé épouvantablement, avec une arrogance énorme. C’est laisser transparaître une certaine image des Allemands. Brecht devient un très mauvais auteur abstrait, scolastique, un politicard et il est doté de ces clichés par la traduction.

Vous avez longtemps vécu à l’étranger...

J’ai vécu longtemps en Suisse aussi. Mais je ne peux pas dire que je vis vraiment par ici.

Avant de rejoindre Brecht à Berlin, vous étiez à Zurich...

À Zurich, il y avait le Schauspielhaus. Il y avait les immigrés antifascistes allemands, Langhoff, Wiese et d’autres. Zurich était une place d’immigration très importante. Je venais de Suisse romande où j’avais des amis qui avaient des liaisons avec la résistance de l’autre côté de la frontière. Donc, l’antifascisme était très vigoureux et vigoureusement nourri pour moi. J’avais rendu visite à ma sœur en Allemagne nazie, si bien que j’avais un sentiment assez concret du nazisme. J’étais là, en 1933, au moment où Hitler est arrivé au pouvoir. Il y a eu de grandes fêtes sur toutes les places des villes allemandes. J’y suis allé avec mon beau-frère et ma sœur et quand tout le monde chantait Deutschland über alles, tous les bras se levaient, c’était difficile de ne pas se sentir immergé. C’était un mouvement émotionnellement intrusif, extrêmement violent.

Comment voyez-vous la Suisse depuis les années de votre direction à la Comédie de Genève ?

Comme un scandale. L’image renvoyée par la Suisse de la coexistence de ses diverses cultures est désastreuse. Il n’y a pas de politique culturelle valable pour la Suisse. Le rapport entre les cultures et les langues n’est pas organisé du tout. Etablir des relations vivantes entre les cultures, germanophones, italophones, francophones, c’est essentiel. D’autre part, il y a beaucoup d’immigrés ici, ce qui pourrait aussi être pris en compte. Ce pourrait être un terrain vraiment propice à des expériences européennes. Ce que cette diversité pourrait avoir de productif n’est pas du tout valorisé.

En parlant de migration, le modèle suisse pourrait aller plus loin que le modèle européen. Les cultures traversent les frontières et le public s’est formé, s’est ouvert. La réalité a beaucoup changé, mais la politique culturelle ne prend pas en compte la profondeur de ce changement...

Probablement parce que ça ne rapporte rien. L’intérêt principal c’est que ça rapporte quelque chose financièrement. Et ce n’est pas le cas. Au contraire, ça coûte. Je suppose que c’est la raison pour laquelle rien ne se fait. Les quelques années où j’étais à Genève, on avait essayé d’établir des rapports avec le Schauspielhaus, Lausanne, etc. Cet effort n’a pas abouti et est resté sans lendemain.

Et pourquoi, à votre avis ?

Ça coûte et ça ne rapporte rien. Le patriarcat marchand installé par la Révolution française, c’est aussi ce qui existe en Suisse. Les intérêts marchands sont les intérêts essentiels. Et l’individualisme et l’égoïsme des individus, c’est la loi. C’est à la base de la concurrence.

Dans ce système économique prioritairement fixé sur l’apport matériel, quelle est la nécessité de l’art ?

Si l’art est bien fait, il peut faire beaucoup. C’est ce qu’essayait Brecht : que les individus qui assistent à un spectacle, ne soient pas uniquement concernés dans leur individualité ; et que leurs particularités individuelles soient conçues comme étant partie d’un tout ; qu’il s’agisse du destin de l’humanité et non seulement du destin de l’individu. C’était le cas avec le théâtre grec et ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Ce que Brecht voulait, c’est l’art comme instrument de la conscience par le plaisir, par le concret ?

Si l’art ne produit pas du plaisir, c’est improductif.

Le plaisir, c’est la gratuité... Ce glissement est-il entretenu pour minimiser la dimension économique du travail artistique ou le réduire à l’état de marchandise et instrumentaliser son impact social ?

Le plaisir, c’est scandaleux. Dans les pays protestants particulièrement. L’art c’est quelque chose d’improductif pour le système. Cela ne rapporte rien. C’est basé sur le plaisir, donc c’est scandaleux !

Et l’art marchandise ? L’art comme instrument d’un marché ? Trouver une rentabilité à l’art ?

Avec le théâtre, je ne sais comment la rentabilité est possible. Mais, comme le public aime avoir du plaisir, très souvent les choses qui donnent du plaisir peuvent être à peu près rentables.

Comment faire pour que les choses bougent, notamment du côté de la politique culturelle ?

Voyez comme c’est pour le sport. Ils sponsorisent parce qu’ils espèrent que ça rapporte. Mais s’ils ne le font pas, cela peut nuire à leur image de marque. Il y a intérêt à penser la chose dialectiquement et à l’envisager à partir de ces intérêts-là aussi. Ni les politiciens, ni les financiers ne vont faire les ouvertures. L’essor ne peut venir que des gens de culture.