La foi laïque et ses autels

Numéro 52 – Décembre 2016

Le programme de toutes les républiques est une impasse qui fait sourire ou pleurer, plutôt. On veut éjecter la croyance religieuse de l’église traditionnelle au nom de la raison, mais on la voit revenir par la fenêtre des entreprises industrielles et financières, ou par celle des supermarchés, sous les signes à peine dissimulés de l’engagement performant et de l’extase consommatrice.

On veut faire basculer l’axe vertical de la foi, celui qui relie de toute éternité païenne ou chrétienne l’ordre des hommes à quelque ordre immanent décrété par notre espèce, mais il en résulte un axe horizontal qui propulse nos contemporains dans les processus paramonacaux du dépassement de soi conçu dans une perspective utilitaire et séculière exclusive.

On remodèle la pratique usuelle des rites pour favoriser la désuétude d’un culte étiré vers la transcendance, et voilà qu’on induit, sans en mesurer l’ampleur et les ramifications, d’innombrables cultes observables aujourd’hui dans tous les registres de la vie quotidienne.

On ne se tient plus dans les sanctuaires consacrés pour y lever les yeux aux fins d’apercevoir les altitudes célestes, par exemple – mais on s’agenouille face à la presse où scintillent les célébrités du moment, face au sport et ses champions dopés, face aux hiérarchies des dominants matériels, et naturellement face aux avatars du veau d’or biblique cotés en Bourse.

Tel est le phénomène. Tel est le brassage. Tel est le trafic.

Le concept de la laïcité, qui ponctue tous les discours de notre époque en Occident, n’est au fond qu’un déguisement du désir d’adorer guidant de toute éternité les foules et les individus terrifiés à l’idée de leur petitesse sous les coupoles du cosmos et de leur inéluctable mort.

Ah, chère Annie Le Brun, auteur de « Sade, soudain un bloc d’abîme », je pense à vous, qui n’avez cessé de reprendre à votre compte le vœu formulé par le merveilleusement nommé divin marquis lancé dans le vœu prométhéen « d’éradiquer en l’homme le besoin de croire (…) à l’origine de toutes les formes de servitude volontaire » !

Cette tâche est impossible. L’obligation de révérer se rénove en effet continuellement selon les météos sociopsychologiques du siècle, où réapparaissent sous d’autres formes les culs-bénits archétypaux de Maupassant ou Bazin – ces dévots caricaturaux si faciles à moquer qu’on ne décèle même plus leurs avatars actuels.

C’est à ce point du constat général qu’il faut aimer Voltaire : il n’a jamais nié la nécessité pour les humains de supposer un être supérieur, mais n’a cessé de ferrailler contre les religions coupables d’envoûter vicieusement les foules. Au moins, dira-t-on, la foi sacrée de jadis étirait nos aïeux hors d’eux-mêmes pour conférer un peu d’ampleur à leurs illusions terrestres. Une sorte de méthode Coué bienfaisante, en somme, ou de placebo suprême assurément bons pour la santé. Tandis que la foi contemporaine, la foi laïque, nous établit dans un dispositif étroit de loyautés fixes et d’admirations machinales. Nous pétrifie devant l’ordre des choses et des sociétés. Nous agenouille devant nos congénères plus fortunés que nous, ou plus célèbres. Nous aliène plus efficacement que l’ancienne.

Prenez la mort de Nicolas Hayek, le promoteur de la Swatch, survenue le 28 juin 2010. Vous rappelez-vous le délire médiatique qui déferla tout aussitôt, comme si les journalistes avaient massivement libéré le surmoi calotin qui dort en eux ?Les avez-vous observés ? Qui n’éloignèrent jamais leur prose du sermon, et leurs nécrologies de l’oraison funèbre ? Qui s’avancèrent beaucoup plus loin, même, allant jusqu’à fusionner les éléments clés du langage ecclésial avec les lexiques néolibéraux de la finance et de l’économie ?

Voltaire n’a jamais nié la nécessité pour les humains de supposer un être supérieur, mais n’a cessé de ferrailler contre les religions coupables d’envoûter vicieusement les foules.

C’est ainsi que le quotidien genevois le plus voisin de l’establishment bancaire indigène informa ses lecteurs que le défunt résidait désormais dans ce séjour lyrique insigne compris entre « la Swatch et l’éternité ». Avant de leur expliquer qu’il avait été le « messie » descendu des limbes entrepreneuriaux tout exprès pour venir sauver, dans les années quatre-vingt, la montre helvétique et ses façonniers en désarroi. Le « messie », autrement dit l’« oint du Seigneur », de l’hébreu mashia’h et de l’araméen meschikhâ, termes devenus en grec rien moins que khristos, le Christ. Un libérateur envoyé par Dieu, donc, ce bon vieux Nicolas, dans cette nouvelle paroisse globalisée dont les Tables de la loi seraient les protocoles de la prospérité matérielle et la liturgie le marketing. Seigneur…