La valeur de la culture victime de confusionnisme mercantile

Numéro 46 – Juin 2015

Dans L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, le neurologue anglais Oliver Sacks nous relate le cas étrange du docteur P. qui ne savait plus reconnaître que des objets de formes géométriques simples, mais pas les visages y compris le sien. Un jour, il avait confondu la tête de sa femme avec son chapeau. C’est un syndrome semblable qui caractérise la dérive des élites européennes au tournant du millénaire.

Le marché et l’entreprise tiennent le rôle des formes géométriques simples à partir desquelles ces nouveaux leaders tentent désespérément d’interpréter une réalité complexe confondant culture et marchandise, institutions et entreprises. Certes, depuis la fin du Moyen Âge, nous vivons dans une société marchande, mais elle n’est pas que cela. Certes, les objets culturels ont aussi un prix, et les artistes vivent de leur vente. Mais le marché de l’art qui évalue une toile de Picasso à plusieurs millions n’a plus rien à voir avec la valeur intrinsèque de l’œuvre. Réduire tout produit à sa valeur marchande, confondre les institutions, régies et usines sous le même vocable d’entreprise avec son impératif de rentabilité, résumer l’économie au libre-échange arbitré par le marché mondialisé ont conduit l’Europe dans une impasse. On plaint l’épouse du docteur P. rabaissée au rang de chapeau ; mais que dire des peuples européens spoliés de leur identité et de leurs prérogatives, qui se sentent réduits à l’impuissance ?

Pourtant, une majorité significative de 148 États avait imposé contre la voix des États-Unis, en octobre 2005, une Convention UNESCO pour la diversité culturelle, précisant que « les activités, biens et services culturels sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens, et qu’ils ne doivent pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale. » C’était une pierre dans le jardin de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en passe de conclure un Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS/GATS) bradant les services publics en rondelles de saucissons. Force est de constater qu’aucun État membre de l’Union européenne n’a bougé le petit doigt pour traduire dans les faits ces bonnes intentions. Bien au contraire.

La culture est non seulement rentable, mais elle est vitale.

Dès les années 1990, l’Union Européenne s’engage dans une politique réductrice de « normalisation » des langues étrangères. Elle crée à cet effet le Cadre Européen de Référence (CERC), proposant une méthode unique et une définition des niveaux de compétence certifiés en vue du marché du travail, les dépouillant du même coup de l’originalité de chacune. Il n’est dès lors plus question de trimballer des contenus culturels, de s’embarrasser de littérature et autres fadaises hors normes. On sera communicatifs et efficients. En coulisse, les multinationales de l’édition de méthodes de langues sont à l’affut pour un marché évalué à plusieurs centaines de millions d’euros. Or, avec leurs spécificités, les langues sont un élément essentiel d’identification et de transmission de valeurs. Bien sûr, pour le moment, l’UE doit bien s’accommoder du multilinguisme de ses membres, coûteuse concession aux sentiments identitaires. Mais on entend bien imposer à terme une langue unique de communication qualifiée de lingua franca, l’anglais. Ce qui sera entrepris en Suisse en plusieurs étapes. Dans la continuité d’HarmoS, la Conférence des Directeurs d’Instruction Publique (CDIP) entend imposer une « harmonisation des langues » afin de « promouvoir les compétences en langues étrangères de tout le secondaire II ». « Des enseignants et des méthodologues établiront des règles claires et même l’objectivité des examens et des notes ». Car « la pression de la concurrence exige une rationalisation », et « le marché exige la certification, une garantie de la valeur marchande du produit. » (sic) Ce qui revient à mettre sous tutelle le secondaire postobligatoire, taxé implicitement d’incompétence et d’arbitraire, à externaliser la conception et l’évaluation, pour la confier à des organismes privés, prétendument mieux au fait des exigences du marché du travail.

Le Tout pour l’emploi, tarte à la crème du XXIe siècle

L’optimisme des Trente Glorieuses s’est soudainement assombri, en cette fin de XXe siècle, avec le spectre du chômage, des rationalisations et délocalisations. La population est inquiète et réceptive à un nouveau discours qui lui promet la lune. On vilipende l’État et les services publics au nom des impératifs de l’économie. Les valeurs éducatives d’épanouissement de la personnalité prônées par l’école paraissent dérisoires en regard des besoins prêtés au futur marché de l’emploi.

Le marché de l’art qui évalue une toile de Picasso à plusieurs millions, n’a plus rien à voir avec la valeur intrinsèque de l’œuvre.

À peine entré en fonction, en 1995, le nouveau chef de l’Instruction publique zurichoise (1995-2003), le tonitruant Ernst Buschor sonne la charge. On remplacera le français précoce par l’anglais, plus utile et plus sexy : « obliger les enfants à apprendre le français, c’est comme obliger quelqu’un qui n’aime pas le fromage à manger tous les jours de la fondue. » Comme c’est bien dit ! Et on introduira l’informatique dès les premières classes primaires. Personne ne semble se soucier de la faisabilité de ces promesses, vouloir prendre en compte, par exemple, les rapports d’experts dans les pays qui ont introduit l’enseignement précoce des langues étrangères relatant son absence de résultats et mettant en garde contre sa généralisation hâtive. Qu’à cela ne tienne ! On est dans la proclamation et la pub. De même pour l’informatique. La « Vieille Europe », comme disait Donald Rumsfeld, a fait son temps. Derrière ces réformes, se dessine un nouveau paradigme politique sur le modèle américain alternatif à la « Vieille Suisse ». Buschor enverra les maîtres primaires se former à l’anglais aux États-Unis. Faisant fi de la recherche de l’égalité des chances, pourtant ancrée dans la Constitution, il mettra les établissements secondaires en concurrence au libre choix des parents, réduits à faire de la retape avec promesses sur papier glacé auprès des futurs clients, fera de la compétition le garant de la performance, doublera les taxes universitaires, le savoir – ou plutôt le titre – étant désormais considéré comme un investissement personnel à rentabiliser par la suite.

Une « nouvelle maturité » de supermarché

On ne va pas passer le réveillon sur la nouvelle maturité. Lancée en 1992, elle se proposait d’offrir aux élèves un libre choix de branches de 4’000 combinaisons. Une promesse qui a fait long feu. Vingt ans tout de même pour se rendre compte que son coût technique de l’ordre de 15% pour offrir les choix promis devenait insupportable. L’école agit sur le long terme, et on ne peut impunément bousculer ses programmes au gré des modes et de choix désordonnés d’adolescents de 15 ans. Les connaissances sont construites en des parcours logiques, hiérarchisés, sur les bases que sont lire, écrire, compter. Des savoirs en miette ne garantissent plus une culture générale. Dans le même temps où on introduisait ces réformes, on a vu dans toute l’Europe s’infléchir la courbe de l’alphabétisation, le taux d’illettrisme remonter ; au bas de l’échelle, le nombre de jeunes totalement largués augmenter d’une façon alarmante…

La culture est-elle rentable ?

Bonne question ! Encore faut-il s’entendre sur sa définition. Celle de l’UNESCO me convient : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances. » C’est cet ensemble qui constitue l’identité complexe d’un peuple. C’est elle qui fonde toute société, en garantit le développement, la survie… ou le déclin. Dans ce sens, la culture est non seulement rentable, mais elle est vitale. C’est pourquoi les fondateurs de la Suisse moderne, en 1848, ont placé l’instruction publique obligatoire au centre de notre société avec la double fonction de transmettre les valeurs de la République et les connaissances qui en garantissent son fonctionnement.

La marchandisation dominante de ces 25 dernières années a créé un vide de sens collectif, partagé. Elle a favorisé l’émergence de sous-cultures enfermant les individus dans des communautés hostiles, permettant la prédication de la haine autour de croyances délirantes. Oui, la culture est rentable parce qu’elle assure le niveau d’un peuple, sa stabilité, sa sécurité. À l’inverse, la montée de l’obscurantisme mercantile est lourde de menaces.