Culture à Genève : un débat confisqué pour une loi émasculée

Numéro 27 – Septembre 2010

Il y a trois ans, en avril 2007, les milieux artistiques genevois rendaient publique la décision du Conseil d’État de se dessaisir de ses responsabilités culturelles en supprimant les quelque 23 millions qui lui étaient consacrés. Constitués en un Rassemblement des artistes et acteurs culturels (RAAC), ils menèrent une action de sensibilisation de la population. Démarrage en fanfare, forte mobilisation. Nous saluions (voir CultureEnJeu n°14, mai 2007, pp. 2 – 5) ce mouvement et les espoirs qu’il faisait naître. Trois ans plus tard, il faut déchanter. Auditionné par la Commission arts et culture de la Ville en mai dernier, Patrice Mugny, conseiller administratif de la Ville de Genève en charge de la culture, faisait cet amer constat : « Il y a deux phénomènes. Premièrement, les milieux culturels souhaitent plus d’argent, ce qui est compréhensible. Deuxièmement, il y a une instrumentalisation de ces milieux par des opportunistes qui souhaitent obtenir le pouvoir sans passer par le jeu des élections. » Il est, hélas, encore en-dessous de la vérité. Genève, canton-ville, est constitué de 45 communes dont l’une, la Ville, compte 189’000 habitants soit les 45 % du canton (475’000). C’est le canton suisse qui accueille le plus grand pourcentage d’étrangers, environ 45 % de sa population représentant 180 nationalités. Trois entités politiques sont censées travailler en concertation : l’ensemble des communes, la Ville et le canton. Depuis 1850, c’est la ville qui assume la quasi-totalité des charges culturelles, actuellement 220 millions, les 90 % des dépenses communales pour la culture, face aux 23 millions du canton. La concertation entre ces trois entités a toujours été problématique en partie pour des raisons politiciennes – l’ensemble des communes et du canton est majoritairement à droite alors que la Ville vote à gauche. Il existe néanmoins une convention dans le domaine de la culture, votée en 2004, qui donne un cadre et un outil pratique – la Conférence culturelle – et permettrait de développer une véritable politique d’ensemble associant en outre « la Confédération, les autres cantons et les collectivités territoriales françaises limitrophes » (art. 3). Il suffirait de la faire fonctionner.

Main basse sur la Ville

La Loi [cantonale] sur l’accès et l’encouragement à la culture (LAEC) adoptée en 1996 possède une vision, une généralité et une concision remarquables. Rien ne permet de dire qu’elle serait obsolète. Amendable sur certains points, sans doute, à concrétiser par un règlement d’application, certainement. Mais pour lui opposer un contre-projet, il aurait fallu avoir de solides arguments. Ses réformateurs – la « Commission externe chargée de rédiger un avant-projet de loi pour les arts et la culture (CELAC) » de 21 membres – n’en ont aucun ; cela ne ferait que retarder la mise en place de la nouvelle loi ! Nul besoin puisque le Conseil d’État l’a mandatée pour abolir la loi en vigueur. On réformera donc sans avoir fait le bilan de la loi actuelle ni même présenté un inventaire des besoins culturels avec des données chiffrées sur les engagements actuels du canton !

Mais l’occasion a fait le larron. Le RAAC s’est endormi, réduit à quelques commissions qui concoctent avec les administrations des projets de pouvoir dans la confidentialité. « On est tenus au secret de fonction. » Et puis il y a un fromage, des postes à prendre et des honneurs. Alors que la Ville et l’ensemble des communes n’ont qu’un représentant chacun, le RAAC fournit 7 membres sur 21, un tiers du CELAC. Dans cette triste affaire, ils seront ce qu’on appelle en politique les « idiots utiles ». Tout s’éclaire, en effet, lorsqu’on se penche sur l’avant-projet et son exposé des motifs. « Il est temps que le canton affirme son rôle en matière de culture, qu’il marque sa volonté de coordonner une politique cantonale avec les communes comme avec les acteurs culturels, et, enfin, qu’il se dote des ressources nécessaires pour remplir ses fonctions. » Quel panache pour une autorité cantonale qui, il y a trois ans encore ne savait que faire de la culture et bazardait les ressources qui lui étaient affectées, sans aucun instrument pour gérer le peu qu’elle possède qu’elle donne à des privés, incapable même de chiffrer exactement son patrimoine ! C’est une véritable OPA du canton que proposait, à mi-avril, le CELAC avec deux armes de prise de contrôle : un Conseil de la culture de 15 membres nommés pour 4 ans pour « conseiller » le Conseil d’État et un pactole de 2 % du budget cantonal, soit 150 millions annuels. « L’accroissement de l’engagement du canton dans le domaine de la culture doit passer par une augmentation de sa contribution financière aux grandes institutions et sa participation à leur gouvernance. […] Sa part […] doit, à terme, être prépondérante. […] Concernant la gouvernance des grandes institutions, le canton veillera à ce qu’elle soit adéquate, efficace et que les experts y soient suffisamment représentés. » En clair : les grandes institutions – Grand théâtre, Nouvelle comédie et quelques autres non précisées – deviendront des institutions d’État, « la Nouvelle comédie [pouvant] servir de projet-pilote quant à cet engagement renforcé du canton ». Sans risque, l’État désignera 9 membres sur 15 du Conseil, en laissant 6 aux « représentant-e-s des milieux artistiques sur proposition de leurs associations ».

Une loi sur la culture pour faire quoi ?

Et tout ça pour faire quoi ? La loi actuelle donne une définition large de la culture : « Elle est un laboratoire où s’expriment les valeurs, les modes de vie et de pensée. » (Art. 1 al. 2) Qui a l’avantage par ailleurs d’être conforme à la définition de l’UNESCO dont la Suisse a ratifié la Convention pour la diversité culturelle entrée en vigueur le 16 octobre 2008. Elle précise également le double rôle de l’État, en direction de la population, d’une part, en veillant à « l’accès le plus large possible » (art. 2 al. 1) et en encourageant, d’autre part, ceux qui font vivre la culture, acteurs, médiateurs et promoteur culturels. Elle reconnaît que « l’initiative en matière culturelle appartient en premier lieu aux particuliers et aux organismes privés et publics qu’il s’agisse d’associations, de groupements, d’entreprises ou de fondations ». (art. 2 al. 3). « Les collectivités publiques sont les garantes de la continuité historique et de la vision d’ensemble de la culture genevoise. » (art. 2 al. 4) D’où l’intitulé de Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture. L’accès à la culture « du plus grand nombre » est une tâche fondamentale d’un État démocratique qui garantit la citoyenneté. Il s’inscrit dans le prolongement de la « démocratisation des études » à charge du DIP. Quant à l’encouragement, il est à la fois la reconnaissance morale du travail des acteurs culturels et son soutien matériel. Ainsi sont délimitées clairement les compétences : les acteurs culturels de toute nature créent, l’État les encourage.

Sous le signe de l’exclusion et de la régression

Aveuglés par le pactole qu’ils ambitionnent de cogérer, les autoproclamés « représentants des milieux artistiques » se sont rués comme des sauvages sur une loi dont ils ne comprenaient ni la logique ni la portée. Ainsi la Loi sur les arts et la culture qu’ils proposent a sapé les deux piliers qui fondent et définissent le rôle de l’État : l’accès et l’encouragement. Ce n’est pas anodin. Le binôme « arts et culture » camoufle en fait une disparition de la culture au sens large réduite à la somme des arts institutionnels. La loi réserverait sa manne à « la création artistique professionnelle et sa diffusion » (art. 5 b). Outre le fait que la notion de « création » est parfaitement nébuleuse, cela en exclut du monde, à commencer par tous les artistes n’ayant pas le label d’État de « professionnels ». Soit une majorité de créateurs de la littérature, de la peinture, des arts visuels, de cette nébuleuse de musiciens aux statuts aussi divers que mal définis que réunit annuellement la fête de la musique pour 100 balles et aussi une foule d’indépendants du théâtre qui cachetonnent tant bien que mal vivant largement en-dessous du minimum vital dans une Suisse romande qui a vu disparaître les troupes professionnelles. Et puis tous les acteurs culturels non-professionnels, les amateurs organisés du théâtre, par exemple, un petit millier produisant au sein des 26 troupes genevoises permanentes bon an mal an une vingtaine de spectacles attirant 30’000 spectateurs. Enfin, tous les autres acteurs culturels, personnes ou groupements, associations de toute nature, de quartier, de l’immigration (45 % de la population) particulièrement actives, les animateurs de centre culturels, les institutions décentralisées… Bref, tout un ensemble riche et varié dont l’existence fait la différence entre Genève et Tripoli.

En résumé, un groupuscule mandaté par l’État dans une commission siégeant à huis clos sous l’œil bienveillant de la journaliste parisienne Laure Adler entend se ménager un pactole de 150 millions réservé aux seuls bénis de son cénacle pour des arts d’apparat au détriment d’une politique culturelle concernant l’ensemble de la population, de ses usagers et aussi de ses acteurs culturels.


La Convention UNESCO sur la diversité culturelle : un tournant décisif pour la culture

L’adoption le 20 octobre 2005 à 148 voix contre 2 (USA et Israël) par l’Assemblée générale de l’UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles marque un tournant décisif sur quatre axes :

La reconnaissance…

  1. de la souveraineté des États « de conserver, d’adopter et de mettre en œuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire » (art. 1. f ) ;
  2. de la nature spécifique de la culture : « reconnaître la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens » (art. 1. g) précisant dans le préambule « qu’ils ne doivent donc pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale » ;
  3. de la diversité de fait des cultures dans toutes les sociétés qui demande à être reconnue et valorisée. Il incombe aux états de « créer les conditions permettant aux cultures de s’épanouir et interagir librement de manière à s’enrichir mutuellement » (b), « d’encourager le dialogue entre les cultures » (c), « de stimuler l’interculturalité » (d) aussi bien « au niveau local » que « national et international » (e) ;
  4. du « rôle fondamental de la société civile dans la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Les Parties encouragent la participation active de la société civile à leurs efforts en vue d’atteindre les objectifs de la présente Convention » (Convention UNESCO, art. 11, Participation de la société civile).

« Article premier » – les objectifs de la présente Convention sont :

  1. de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles ;
  2. de créer les conditions permettant aux cultures de s’épanouir et interagir librement de manière à s’enrichir mutuellement ;
  3. d’encourager le dialogue entre les cultures afin d’assurer des échanges culturels plus intenses et équilibrés dans le monde en faveur du respect interculturel et d’une culture de la paix ;
  4. de stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples ;
  5. de promouvoir le respect de la diversité des expressions culturelles et la prise de conscience de sa valeur aux niveaux local, national et international ;
  6. de réaffirmer le droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en œuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire ;
  7. de renforcer et de réaffirmer l’importance du lien entre culture et développement pour tous les pays, en particulier les pays en développement, et d’encourager les actions menées aux plans national et international pour que soit reconnue la véritable valeur de ce lien ;
  8. de reconnaître la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens ;
  9. coopération et la solidarité internationales dans un esprit de partenariat afin, notamment, d’accroître les capacités des pays en développement de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles.