L’école est en crise. Et pourquoi serait-elle meilleure que la société ?
Y a plus d’instit. Il a été remplacé par le « professeur des écoles ». L’un instruisait nos enfants, son avatar professe dans des écoles au pluriel acratopège. Il n’y aurait plus d’élèves non plus, du moins dans les gymnases zurichois où un fantasque chef du DIP les avait élevés à la dignité de « clients ». Clients appelés à choisir parmi les entreprises scolaires rendues « efficientes » par la concurrence. Le client est roi, mais jusqu’à un certain point. Pas question de mettre sur le marché du travail des produits non conformes. On veille à la qualité grâce aux « standards de formation » (Bildungsstandarde) si délicieusement euro-compatibles. Comme les fromages à pâte molle.
WAGNER :
Pardonnez-moi ! Je vous entendais déclamer ;
vous lisiez sans doute une tragédie grecque.
Cet art est aujourd’hui fort en faveur, et je voudrais bien en profiter.
J’ai entendu vanter souvent l’art du comédien qui pourrait en remontrer au curé.
FAUST :
Oui, si le curé est un comédien, comme cela arrive parfois de nos jours.
(Goethe, Faust)
Non, je ne me gausse point. Je me contente de piocher dans la littérature produite par les bureaucraties scolaires qui dictent leur loi actuellement. Depuis le tournant du millénaire, l’école passe un sale quart d’heure. Ce qui me frappe, lorsque je considère les deux périodes de réformes si dissemblables que j’ai vécues de l’intérieur et qui ont remodelé le paysage scolaire, c’est la rapidité avec laquelle les changements sont intervenus à certains moments. Et leur imprévisibilité.
Démocratiser les études : les matins qui chantent
Les années 1960 voient arriver en masse les enfants du baby-boom, conçus dans une Europe pacifiée en plein essor économique. La génération émergente aspire à la liberté, exige d’être séduite et non plus contrainte, subodore la manipulation derrière l’honnête rigidité du corps professoral. Elle amène un souffle d’air frais, avec rudesse parfois. Enfermée dans un formalisme désuet, l’école n’est pas à la hauteur de ses attentes, l’affrontement est inévitable. Ce sera l’explosion de Mai 1968. On dénonce l’hypocrisie scolaire qui reproduit et légitime les hiérarchies sociales en présentant les inégalités de chances comme le résultat des qualités innées des élèves. On se prend à rêver d’une école qui redistribuerait équitablement les cartes, faciliterait l’accès aux études, ferait de l’orientation selon les aspirations de chacun et non plus de la sélection. C’est l’heure de la démocratisation des études. Pour le tout jeune enseignant que je suis, un espoir fou.
Malgré le choc des désordres juvéniles, un consensus se dégage sur la nécessité de stimuler l’accès aux études. À gauche comme à droite, on croit aux bienfaits du savoir. Canton-ville, Genève sera à la pointe de ce mouvement avec un chef du DIP charismatique (1961–85), André Chavanne, qui incarnera l’idéal humaniste et scientifique d’une culture au service de l’homme. Réformée en 1976, la loi sur l’instruction publique (LIP) engage « l’école publique » à « aider chaque élève à développer […] sa personnalité, sa créativité… », à le « préparer à participer à la vie sociale, culturelle, civique, politique et économique du pays, en affermissant […] sa faculté de discernement », à le « rendre conscient de son appartenance au monde qui l’entoure » et, enfin, à « tendre à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire ». Il y aura certes des oppositions, notamment celle des Libéraux, mais la résolution de corriger les inégalités de chance est dans l’air du temps. Elle va faire son chemin, se loger dans d’autres lois cantonales, des recommandations fédérales, enfin, se matérialiser par un modèle regroupant les filières de fin de scolarité en des cycles d’orientation.
Les ambiguïtés de l’illusion pédagogique
Une approche utilitariste de l’égalité des chances sera moins regardante sur les contenus ; que l’école délivre largement ses titres, maturités, diplômes, licences, comme gage de démocratie pour la promotion des humbles. Quant au rôle émancipateur de la culture, la créativité artistique, la conscience « citoyenne », on en reparlera un autre jour. L’illusion pédagogique de la toute-puissance de l’école sur le mécanisme de la reproduction sociale sera confortée par une très forte dynamique sociale.
On se prend à rêver d’une école qui redistribuerait équitablement les cartes, faciliterait l’accès aux études.
Au début des années 1960, un tiers des jeunes entraient directement dans la production à 15 ans, tandis que seulement 8 % à 15 % accédaient à la maturité. Bientôt, plus du 80 % de la population sera scolarisé jusqu’à 18 ans et au-delà, le taux de maturités ne cessant de grimper avec une promotion des filles qui égale celle des garçons. Est-ce le miracle de la pédagogie ? Il ne faut pas rêver. La quasi-disparition du secteur primaire concomitante avec le gonflement du secteur tertiaire des services, le plein emploi, ont rendu nécessaire une adaptation de l’école et ouvert la voie à une promotion sociale de la génération émergente. Les innovations pédagogiques importantes qui ont accompagné les transformations sociales n’y sont pas pour rien, mais elles ne les ont ni créées ni modifiées.
Une transition douloureuse
À l’entrée dans le XXIe siècle, on vit une situation paradoxale. Les jeunes sans formation sont condamnés aux petits boulots sans avenir, au chômage et à l’exclusion sociale qui en découle. Et pourtant un nombre croissant de diplômés ne parviennent pas à trouver un emploi. Alors que la mondialisation triomphe selon le modèle américain, le 3e millénaire s’est ouvert sur une inversion brutale de la conjoncture. On redécouvre le chômage, l’ascenseur social est en panne, les titres scolaires ou académiques ne sont plus des garanties d’emploi futur. C’est dans cet environnement dégradé que politiciens et bureaucrates scolaires lancent un deuxième train de réformes structurelles.
La réforme II : un savoir en miettes ou le triomphe de l’insignifiance claironnante
Les grandes réformes des années 1960–80 ont été portées par l’élite politique, le public, les médias, avec une très large adhésion du corps enseignant. Il n’en est pas du tout de même des réformes de l’an 2000. La nouvelle maturité est imposée dans la discorde, contre l’avis des enseignants, des milieux universitaires, de la plupart des cantons. On promet un panier de la ménagère de savoirs à 4 000 combinaisons à composer par des élèves de 15 ans auxquels on prête des dons divinatoires sur les tendances du marché du travail. Le corps enseignant est malmené dans les médias, taxé de conservatisme lorsqu’il défend son attachement à la culture. L’heure est à l’entreprise, à l’efficience qu’on lui prête grâce au salaire au mérite, à la concurrence et à la publicité. On change dans l’urgence, programmes, structures, par petits bouts, sans aucun contrôle de validité. Chaque réforme amène au pouvoir son lot de bureaucrates indéboulonnables. Le schéma scolaire devient illisible, fluctuant et opaque alors qu’on prétend harmoniser l’enseignement.
On redécouvre le chômage, l’ascenseur social est en panne, les titres scolaires ou académiques ne sont plus des garanties d’emploi futur.
Tout enseignement implique un certain formatage. L’ennui, c’est que les « standards de formation » que la bureaucratie scolaire veut imposer actuellement sont stériles, surchargent les enseignants, érodent leur créativité qui est indissociable de la liberté pédagogique. La performance de l’école réside dans la qualité de ses enseignants et non dans les systèmes.
En vertu de quoi l’école serait-elle meilleure que son environnement ?
L’école a une fonction éminemment politique et essentielle à la perpétuation de la démocratie. Les fondateurs de la Suisse moderne ont créé l’institution scolaire pour amener jusque dans la moindre commune les valeurs de la République et les savoirs indispensables à l’économie. L’effondrement des partis politiques comme collectifs de réflexion et un discours économiste dominant ont « désinstitutionnalisé » l’école, créant l’illusion qu’elle pourrait produire des élèves formatés pour un marché du travail fluctuant et insaisissable. Les vrais problèmes résultant d’une hétérogénéité croissante des nouvelles populations scolaires liée à la paupérisation d’une partie de la société et à un mélange de références culturelles sans précédent demeurent sans solution.
Les jeunes contestataires de mai 68 étaient peut-être des emmerdeurs, mais ils voulaient croire à un avenir alors que les incivilités des déclassés d’aujourd’hui sont tristes et sans espoir.
Les jeunes contestataires de mai 68 étaient peut-être des emmerdeurs, mais ils voulaient croire à un avenir alors que les incivilités des déclassés d’aujourd’hui sont tristes et sans espoir. Il y a 800 000 adultes illettrés en Suisse, rejoints chaque année par les 20 % d’infirmes de l’alphabétisation que l’école oublie. Qui s’en soucie ? Or, l’illettrisme est un problème majeur de notre société, tant symbolique que dans ses conséquences.
On politise des aspects insignifiants qu’on soumet au suffrage populaire, resuce des concepts d’un autre âge, hétérogénéité, orientation, sélection, pétitionne pour sauver la civilisation occidentale par le latin, s’étripe sur une réforme du cycle d’orientation alors que la sélection est déjà jouée en 3e primaire lorsque la lecture fluide n’est pas acquise.
Le monde a changé. On ne « refera » pas l’école sur d’anciens modèles ni avec des enseignants déconsidérés.
Son principal problème aujourd’hui, outre une bureaucratie pléthorique qui plombe sa créativité, c’est l’absence d’orientation forte, de réponses crédibles à la crise.
L’école ne peut pas résoudre une crise de l’ensemble de la société.