Utopies & Réalités de l’École

Numéro 30 – Juin 2011

Je suis un baby-boomer, c’est-à-dire un enfant de l’espérance, conçu immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale à peu près au même moment que la Déclaration universelle des droits de l’homme. J’ai donc suivi dans les années 1950, comme immigré en France, l’école des baby-boomers : tassés en classes de quarante à cinquante garçons en blouses grises, conduits par un instituteur en blouse grise que nous appelions Maître, nous suivions avec beaucoup d’intérêt les leçons de morale, et participions avec beaucoup d’énergie aux exercices quotidiens de calcul mental, aux exercices d’orthographe, de grammaire, aux dictées et aux problèmes de robinets qui n’en finissaient pas de remplir des baignoires.

Quand, rétrospectivement, je regarde la manière dont on nous enseignait l’histoire ou les sciences naturelles, l’instruction civique ou la morale, je perçois sans peine le caractère simplificateur et presque dogmatique des messages transmis : rien dans tout cela qui favorisât vraiment l’esprit critique ou la créativité. Mais cette école nous rassurait presque tous. Nous percevions sans peine l’enjeu de cette aventure : il suffirait de se plier de bonne grâce à l’apprentissage de quelques techniques rébarbatives pour accéder à une vie décente, en tout cas meilleure que celle vécue par nos parents. Peut-être même pressentions-nous confusément l’aube de tout un monde à reconstruire. C’est d’ailleurs à cette même époque que le poète ambulant Guiseppe Miliello exhortait ses concitoyens de Matera dans le sud de l’Italie à apprendre à lire et à écrire pour pouvoir mieux se défendre contre les patrons. Cette école des années 1950 qui émancipait ses élèves presque un peu malgré elle, puisait sa force, son énergie dans une utopie du Siècle des lumières qui trouva sa première formulation concrète en France dans le préambule de la constitution de 1793 à l’article 22 : « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens ». En réalité le caractère gratuit et obligatoire de l’instruction primaire ne put être imposé en France que dans les années 1880. Les utopies, cela ne marche pas toujours tout de suite, même quand elles sont inscrites dans une constitution ! C’est à peu près à la même époque que les cantons suisses, autonomes en matière d’éducation, organisèrent l’instruction primaire gratuite et obligatoire telle que la constitution de 1874 l’avait prévu.

Bien que très réelles, ces entreprises de scolarisation étaient portées malgré tout par le grand souffle utopique dont on perçoit l’ampleur dans la prise de position de Paul Bert, ministre de l’Instruction publique en 1881, qui écrivait : « Il faut que l’école attire l’enfant, il faut qu’elle soit séduisante et agréable, il faut qu’elle ait de belles et grandes salles bien aérées et bien ensoleillées, pas de barreaux aux fenêtres surtout. Il faut de grandes cours, une salle de gymnase, et, si c’est possible, un jardin et des fleurs. Il faut qu’elle soit ornée, ornementée, parée. Il faut que nous fassions pour elle ce que nos pères faisaient pour leurs églises. L’école, c’est notre église laïque à nous… »

Dès son plus jeune âge, l’enfant d’aujourd’hui est un consommateur et se projette dans l’avenir comme futur consommateur.

Force est de constater qu’en Occident aujourd’hui l’école n’attire plus la majorité des enfants, et que le calcul mental, la lecture et l’orthographe sont beaucoup moins bien maîtrisés qu’hier. Certains esprits simples et chagrins en déduisent qu’il faudrait réintroduire dans l’école les coups de règle sur les doigts et multiplier les exercices à trous pour mieux maîtriser la grammaire de notre langue. Il est bien clair que ce n’est pas la bonne solution pour juguler l’ennui qui paralyse la vie scolaire.

Dès son plus jeune âge, l’enfant d’aujourd’hui est un consommateur et se projette dans l’avenir comme futur consommateur. Ses éducateurs les plus efficaces sont la publicité et les médias. Or ce n’est pas à un esprit rationnel que ces médias parlent, mais plutôt directement aux émotions et à l’inconscient. Malheureusement, les enseignants d’aujourd’hui ne peuvent plus maîtriser les classes par la force de leur seule raison. De toute évidence, la raison publique convoquée par la constitution de 1793 n’est plus opérante et le temps est probablement venu de changer d’utopie.

D’après les managers, l’école pilotée par de « petits profs minables », ne saurait préparer à la vraie vie, celle de l’action.

Un baby-boomer qui a poursuivi des études supérieures est presque automatiquement, calendrier oblige, un soixante-huitard. Or il est grave d’avoir été soixante-huitard ou, pire encore, soixante-huitarde, cela fait désordre. On pense aussitôt à quelqu’un qui d’une manière inconsidérée aurait jeté des pavés sur les Forces de l’ordre.

Moi je n’ai pas jeté de pavés sur les Forces de l’ordre, car je n’aime pas la violence. En réalité mon cas est encore plus grave, puisque j’ai osé, en 1968, je l’avoue, rêver à davantage de liberté dans un monde plus juste. Or ce rêve utopique est, de fait, un crime subversif perpétré contre les toutes puissantes banques et compagnies multinationales qui nous gouvernent aujourd’hui. En 68, on aurait même complété l’énumération en parlant des banques, des multinationales et de leurs « valets ». Cette référence au monde politique, toutes catégories confondues, ou presque, nous rappelle comment, malgré les envolées lyriques de 68, le monde du travail fut finalement sacrifié à la toute-puissance de l’économie et de la finance.

Les soixante-huitards furent particulièrement sensibles au développement des inégalités dans le système scolaire. En s’appuyant notamment sur les statistiques publiées dans le livre de Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, très à la mode à l’époque, on constata que l’école soi-disant méritocratique des baby-boomers était en fait incapable d’ouvrir aux classes les plus défavorisées un accès raisonnable à l’enseignement supérieur.

On identifia alors dans les principes de la sélection scolaire des élites la cause même de ces injustices, et on fit l’apologie d’une école sans sélection, qui aurait accompagné les élèves et les étudiants en les aidant à s’orienter suivant leurs aspirations et leurs capacités.

Il est intéressant de noter que le monde néo­libéral s’est, de fait, remarquablement bien accommodé de cette utopie soixante-­huitarde. L’idée de compétition et de leader­ship qui se trouve au centre de la pensée néolibérale n’a jamais été appliquée à l’école ni même, en général, aux universités. Le taux d’échec moyen dans les universités américaines, toutes catégories confondues, ne dépasse pas aujourd’hui les 2,7 %. C’est dire que tous ceux qui entrent et payent leur écolage finissent par en ressortir avec un diplôme. Là-bas, comme d’ailleurs ici en Europe, on assiste à la réalisation progressive – aux écolages près – du vieux rêve soixante-huitard de suppression de la sélection. Cet accès aux universités d’un nombre d’étudiants toujours plus grand fonde ce que l’on appelle aujourd’hui la Société de la connaissance. La raison de la tolérance du monde néolibéral pour un système aussi permissif provient du sentiment que les véritables acteurs de la sélection ne doivent pas être les professeurs des écoles, mais plutôt les managers des entreprises. La sélection doit pour l’essentiel avoir lieu après l’école, dans la « vraie vie ». Car, d’après les managers, l’école pilotée par de « petits profs minables » ne saurait préparer à la vraie vie, celle de l’action. Il vaut mieux concevoir l’école comme les limbes de la « vraie vie », c’est-à-dire comme une garderie culturelle préparant la nouvelle race de citoyens du monde néo­libéral : les consommateurs dociles.

Cette collusion entre les utopies de 68 et celles du néolibéralisme n’est pas casuelle, puisque beaucoup de soixante-huitards finirent pas s’ouvrir au cynisme de la « vraie vie » et tournèrent leur veste dans les années 1980, mettant leur rhétorique gauchisante au service du néolibéralisme.

Moi, je n’ai pas trahi les idéaux de mon enfance et de ma jeunesse et, après avoir assisté impuissant à l’essoufflement et même la déroute de la plupart des utopies scolaires du vingtième siècle, je me demande aujourd’hui sur quelles utopies, nouvelles ou non, il serait bon d’appuyer notre réflexion sur l’école et l’université de demain. Il s’agirait, une fois de plus, de tenter de construire une école qui émancipe la jeunesse et non pas qui l’asservit. L’émancipation apparaît ici comme une nécessité urgente, car on a beau s’obstiner à ne pas voir, de crise en crise et de catastrophe en catastrophe, le système néolibéral va dans le mur. Les générations nouvelles auront donc la rude et exaltante tâche de penser des modèles différents. Autant qu’elles soient préparées au travail de pensée et rompues à l’exercice de la critique constructive. Les maîtres ne sont pas là pour montrer les voies de l’avenir, mais pour aider les élèves à s’approprier les outils de la pensée critique. Encore faut-il qu’ils en soient eux-mêmes les dépositaires. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, notamment dans le domaine des sciences et des techniques, où règne souvent une culture dogmatique directement inspirée du Siècle des lumières, mais avec la lumière en moins.

Comme le monde d’aujourd’hui met en avant un individualisme radical basé sur la compétition et la reconnaissance du leader, celui qui est le plus fort, celui qui est habilité à agir à notre place, il est plus que jamais urgent d’ouvrir partout dans l’école et à l’université des espaces de valorisation individuelle qui ne peuvent plus se limiter aux positions de bon élève et de fort en thème au sens classique des termes.

Les élèves et les étudiants qui font face à l’enseignant-e arrivent en classe avec un furieux besoin d’exister. Ils ne peuvent pas attendre d’avoir tout compris et tout appris pour acquérir le droit de s’exprimer. C’est ce que souligne Jean-Claude Métraux lorsqu’il nous parle de la nécessité de recueillir les paroles précieuses des élèves ou étudiants. Les maîtres se nourrissent de ces paroles, qu’ils réinvestissent naturellement dans le groupe, car les maîtres aussi sont d’éternels étudiants. Ces attitudes positives des maîtres, peuvent être d’un réel secours vis-à-vis de ceux notamment qui risquent de sombrer dans l’hyperactivité, l’obésité et, plus tard, dans les maladies psychiques qui, malheureusement, affectent de plus en plus la jeunesse.

Il faudrait aussi chercher à créer une véritable dynamique de communication, une dynamique de groupe, car maîtres et élèves sont également heureux dans une classe, dans un auditoire, où chacun a pris l’habitude de participer. C’est aussi la meilleure façon de mettre en échec l’individualisme et le nombrilisme ambiants en montrant que la liberté n’est pas le droit du plus fort à écraser le plus faible, mais se lit dans le regard de l’autre également libre.

J’ai osé, en 1968, je l’avoue, rêver à davantage de liberté dans un monde plus juste. Or ce rêve utopique est, de fait, un crime subversif.

Tant que la plus grande partie des étudiants s’ennuie, tant qu’ils ont le sentiment qu’on leur sert de la culture fossilisée, momifiée, aussi loin que possible de la vraie vie, le cours ne peut simplement pas avoir lieu. C’est juste un cauchemar. Mais dès que le cours a effectivement lieu par consensus de la majorité de ses acteurs, alors l’enseignant-e se doit d’être exigent-e avec les élèves. Nous vivons dans un monde qui sanctionne chaque acte de la vie et il serait tout à fait artificiel qu’à l’école ou à l’université on évitât d’affronter le problème de l’échec. Bien sûr, il faudra rester prudent pour ne pas déstabiliser la jeunesse, mais savoir aussi faire appel à son sens des responsabilités. En fait, seuls les échecs sont véritablement formateurs, à condition de ne pas submerger l’enfant et anéantir la confiance souvent réduite qu’il-elle place en lui-elle-même.

C’est tout le sens de l’article que Jean-David Picon consacre à l’éloge du bachotage ; car il est vrai que, quand il est bien accepté, le bachotage est un jeu productif et l’enfant peut y retrouver facilement son goût du travail heureux. Il faut aussi du bachotage en effet pour que les élèves ou les étudiants puissent s’approprier les savoirs dont ils ont besoin. Car comme le dit Montaigne : « Les abeilles pillotent deça delà les fleurs, mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autruy, l’élève les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. »

En relisant ces quelques principes utopiques qui ne datent pas d’aujourd’hui, j’ai conscience de demander beaucoup à l’enseignant ou à l’enseignante.

Il leur faudrait une certaine confiance en eux-mêmes, assortie pourtant de la modestie de celui ou celle qui sait accepter une continuelle remise en question. Il leur faudrait la capacité de s’étonner et le plaisir de rester d’éternels étudiants. Il leur faudrait même accepter d’aller au-delà du rationnel, c’est-à-dire de risquer leur âme au jeu de l’école. N’est-ce pas trop demander, surtout à une époque où le travail de pensée est méprisé, où la profession d’enseignant est considérée comme un travail subalterne, bref, à une époque dominée par des gestionnaires qui veulent tout résoudre de manière bureaucratique ? N’est-ce pas trop demander ?

Ce qui me fait répondre négativement à cette question, c’est l’évidence que les enseignants dont je viens de détailler le cahier des charges existent déjà. Je dirai même que bon an mal an la moitié des enseignants répondent déjà à ce cahier des charges, pour la raison que tout ce beau programme peut se résumer dans la seule volonté d’aimer, et que l’amour crée l’irrésistible évidence du plaisir, et que le plaisir tue l’ennui et redonne du sens à l’éducation.

Ce qui, dans le système éducatif, s’oppose à la propagation de ce principe d’amour des lettres, des sciences et d’amour de l’autre, c’est sans nul doute l’individualisme forcené qui règne dans la profession d’enseignant ; et là, il y a encore beaucoup à faire. Il eut été souhaitable en particulier que les responsables institutionnels de l’école encourageassent le corps enseignant dans les voies de la collaboration plutôt que de prêter main-forte, comme ils le firent trop souvent, à une politique de culpabilisation individuelle et d’isolement de l’enseignant-e en difficulté. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Il manque encore pour clore cette réflexion très générale sur les enjeux pédagogiques d’avoir examiné sommairement le lien entre l’école et la profession des jeunes diplômés de l’école (ou des universités). En d’autres termes, l’école sous ses formes multiples actuelles peut-elle encore aujourd’hui conduire par la main ses diplômés jusqu’à un métier, une profession, comme elle put le faire presque systématiquement à l’époque des baby-boomers ?

La question est délicate, car la réponse dépend davantage des possibilités qu’offre l’économie que des caractéristiques de l’école. D’une part on encourage les jeunes à s’engager dans des études longues ; les universités regorgent d’étudiants. De l’autre on a surtout besoin de métiers peu qualifiés confiés à de jeunes travailleurs précaires à l’avenir incertain. Aujourd’hui, par exemple, beaucoup de jeunes Italiens diplômés en sciences humaines sont recrutés avec des salaires de 550 euros par mois, les Grecs avec des salaires encore inférieurs. Grâce aux accords de Bologne et à la concurrence qu’ils instaurent entre les jeunes diplômés européens, en principe tous équivalents, cette tendance à faire des métiers universitaires de petits boulots ne pourra que s’étendre au fil des ans.

Face à ces mutations, on ne peut pas demander aux formations scolaires et universitaires de sauter d’un métier à l’autre, d’une mode à l’autre, pour satisfaire un marché du travail toujours plus volatil. On devra, au contraire, quitter la logique de supermarché qui caractérise l’enseignement universitaire actuel fait d’un papillonnement hétéroclite d’options diverses, pour s’orienter vers des formations plus solides qui, dans chaque branche, sauront mettre l’accent sur le travail de pensée plus que sur le suivi des modes. Là encore, il y aura beaucoup à faire.

Les questions pédagogiques se profilent toujours davantage comme des enjeux majeurs pour nos sociétés. Mais ces questions ne sont pas nouvelles. Aussi, pour conclure, j’aimerai citer un extrait d’un texte publié en 1942 par un professeur écrivain Nord-Vaudois, Edmond Gilliard : L’école contre la vie.

« On ne fait rien d’utile, en vérité, que par plaisir. Rien de loyal, rien de dévoué, rien d’intéressé, rien de noble – rien de religieux. Tous les jeux de l’enfance sont des travaux sérieux. Jamais le devoir n’a pu obtenir d’un homme une ténacité de labeur, un acharnement de persévérance, une totalité d’engagement, une sueur d’effort, pareils à ceux qu’excite et soutient le plaisir […]. C’est parce que l’école ne lui donne pas le plaisir que l’élève s’échappe dans l’amusement, qui est, à vide, la contrefaçon du plaisir. Les récréations sont souvent bien plus sérieuses pour l’enfant que les leçons. Il y recrée, par l’effort du jeu son amour de la peine heureuse. Il s’y réhabilite par l’activité. Ah si l’on savait utiliser en classe l’énergie qui se libère au moment de la récréation ; si l’on savait employer toute la force d’imagination qui s’engage et se déploie dans la distraction ! »