Quand les hommes vivront d’amour

Numéro 50 – Mai 2016

« … il n’y aura plus de misère, et commenceront les beaux jours… » Bon, dit comme ça, ça fait bonnes intentions dont l’enfer est pavé, chansons sages autour du feu de camp. Et pourtant, c’est cette chanson de Raymond Lévesque qui s’est imposée à moi pour défendre le bien commun. Voyons cela…

1956. L’insurrection hongroise fait sou◊er un vent de liberté, mais elle sera écrasée. C’est aussi le début d’une guerre d’Algérie ponctuée de tortures et de massacres demeurés impunis, signal d’une décolonisation dans la douleur. C’est dans ce contexte que la chanson est née. Un cri à contre-courant, lumineux et désespéré. À peine dix ans s’étaient écoulés depuis la Libération, avec l’espoir immense de reconstruire un monde meilleur. Mais le changement ce n’était pas pour maintenant. La chanson sera reprise en choeur avec Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois par des dizaines de milliers de Québécois accourus ce 13 août 1974 au premier Festival international de la jeunesse francophone. Immense ferveur populaire, une chanson symbole dans laquelle tout un peuple s’identifiait dans son aspiration à faire reconnaître son identité latine en terre anglo-saxonne.

Ce qu’on appelle la mondialisation n’est pas le fait d’une entente entre états, mais l’affaiblissement de leurs prérogatives – donc aussi de la démocratie – sur la gestion de la production des biens communs…

Lorsque j’observe ces alternances d’espérances et de désespoir, je pense à ce pasteur délirant incarné par Robert Mitchum dans La nuit du chasseur, poursuivant deux enfants terrorisés, qui a inscrit sur les phalanges de chaque main Love et Hate, exhibant tantôt l’une, tantôt l’autre. Il y a une vingtaine d’années, assistant impuissants à Genève, comme partout en Europe d’ailleurs, à la destruction pièce après pièce de la démocratisation des études pour laquelle nous nous étions engagés corps et âme, à l’émergence de petits marquis incultes qui ânonnaient des calembredaines pédagogiques, nous discutions de savoir si c’était une intention délibérée de la part des décideurs. Moi, je défendais, et je défends toujours, la thèse d’une asthénie de civilisation, d’un épuisement des forces de cohésion pour des raisons inexpliquées. Vieux débat entre les tenants d’une religion de la nature spontanément bienfaisante, d’un Homme qui naîtrait naturellement bon avant d’être corrompu par la société (eh oui ! Rousseau), et de ceux qui croient que le bien public, la paix, la cohésion sociale résultent d’une volonté collective, partagée, d’un effort sur soi-même. L’homme naturel sans la société est un loup pour l’homme, une bête livrée à ses instincts. La vie en société exige une modulation de ses pulsions et de ses besoins en fonction des autres. Que s’affadisse le rêve commun, le sentiment identitaire partagé, et c’est la haine qui s’impose.

« La nature a horreur du vide », disait Aristote. Il en va de même des sociétés. Il y a un quart de siècle, on s’était félicités de l’effondrement du régime soviétique, croyant qu’il ouvrirait une ère nouvelle de démocratie et de liberté. La réalité – pour ceux qui veulent bien se donner la peine de l’observer en dehors de la propagande de la NSA – a démenti brutalement cet espoir. L’état était autoritaire, brutal, et couvrait des privilèges exorbitants ; son absence a fait place au pire, aux mafias avec un déchaînement de violences incontrôlables au service d’oligarques qui se sont emparés des biens publics et ont ruiné en très peu de temps la Russie. Ce qu’on n’a pas vu, ni n’avait prévu alors, c’est que la même asthénie a frappé simultanément l’ensemble des sociétés à l’Est comme à l’Ouest. C’est ce qu’on appelle la mondialisation. Qui n’est pas le fait d’une entente entre États, mais son contraire, l’affaiblissement de leurs prérogatives– donc aussi de la démocratie – sur la gestion de la production des biens communs au profit de puissances financières multinationales qui échappent à tout contrôle et dictent leur loi aux états. Avec deux conséquences: la ruine des économies locales et nationales qui contraint les états à l’austérité,à gérer la diminution des ressources dévolues au bien public ; et l’affaiblissement du sentiment d’appartenance qui conduit au repli identitaire sur des regroupements dissociés: le communautarisme. Mondialisation et communautarisme sont indissociables,celui-ci ayant pris le relai des nationalismes des années 1930.

En fait, la « crise économique » découle d’une crise de civilisation. L’économie s’est autonomisée en une discipline abstraite, détachée des intérêts concrets des populations. Les spécialistes de cette nouvelle discipline, tels des pilotes d’un avion qui auraient abandonné le poste de pilotage, dissertent sur la fatalité des vents et courants, camouflant l’accaparement des biens produits par la collectivité. En attendant le crash. Il en résulte une très grande frustration des peuples qui,face aux élites politico-médiatiques de l’establishment unanimes, sans leaders crédibles pour donner un sens à ce qu’ils ressentent, s’abandonnent à la haine de l’autre, rendu responsable de leur malheur.

Ce qu’il y a de remarquable dans la chanson de Lévesque, c’est qu’elle associe dès les premiers vers l’amour partagé avec la disparition de la misère. Mais, désabusé, il conclut :« … mais nous, nous serons morts mon frère. » Quant à nous, même minoritaires, n’attendons pas demain pour défendre le bien commun. On n’a pas le choix.