Réplique aux fossoyeurs de la culture

Numéro 5 – Décembre 2004

À peine la tornade Hirschhorn-Pro Helvetia passée, l’affaire Freysinger a frappé la culture de plein fouet. Notamment grâce à la surenchère zélée des médias. Mais si l’association des Autrices et auteurs de Suisse s’est effectivement braquée face à la candidature du député UDC Oskar Freysinger, la violence des diatribes contre les prétendues prérogatives des milieux culturels suscitent une (trop) sourde indignation.

L’affaire Hirschhorn avait laissé une gêne persistante causée par l’allégeance empressée à maître Blocher de la majorité bourgeoise du Conseil des États qui confinait à la génuflexion. Et l’amputation d’un million du budget de Pro Helvetia faisait très mauvais genre. On ne pouvait pas en rester là. Il fallait de toute urgence un contre-feu, une autre « victime » pour égaliser les comptes. Oskar Freysinger, très au point dans son numéro de vierge effarouchée, tombait à pic. Le 15 décembre dernier, Le Matin ouvre donc le feu. Sous le titre « Nouveau scandale culturel : Les écrivains suisses rejettent Freysinger », le quotidien romand révèle que l’association des Autrices et auteurs de Suisse (AdS), pour informer le candidat valaisan que sa demande d’admission est à l’étude, a cru bon de s’exprimer en ces termes par la voix de son secrétaire :

« Notre association est contre l’instrumentalisation de la culture et milite pour la liberté d’expression et le maintien des droits de l’homme [...] Au vu de vos positions politiques et des faits que j’ai pu suivre dans les médias, se pose la question de savoir si vous partagez les mêmes buts que notre association. [...] Vous pouvez être sûr que nos membres, qui campent plutôt à ‹gauche› du spectre politique, se la poseront également. En particulier en ce qui concerne vos votes et vos actions critiques à l’égard de l’islam, qui ne manqueront pas d’interpeller nos membres musulmans, dont la plupart sont arrivés en Suisse avec un statut de réfugié. [...] Nous avons besoin d’une prise de position claire de votre part. » Le terme de « gauche », on ne peut plus maladroit, est évidemment en cause.

À boulets rouges

« On veut me censurer ! », s’exclame l’auteur de Brüchige Welten (Des mondes fragiles), dans lequel, se défend-il, « ...je ne critique l’islamisme que dans sa forme la plus extrême. » Et Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du Matin, de se déchaîner. Sous le titre « Les ayatollahs de la culture », il exprime sa haine des milieux culturels avec une rare violence : « Ce n’est pas le Parlement qui exerce le terrorisme culturel dans notre pays, mais bien une clique de copains de gauche qui vit aux crochets de l’État et veut imposer sa loi. »

Définir la nature d’une activité artistique par un qualificatif politique est aussi inapproprié que d’évaluer la puissance émotionnelle d’un tableau de Chagall en chevaux vapeur

Le 19 janvier, l’AdS refuse la candidature d’Oskar Freysinger, parce qu’il ne remplit pas les conditions. Aussitôt, la Télévision suisse romande reprend la balle au bond et annonce l’émission Infrarouge du 26 janvier comme suit : « N’y aurait-il de place que pour des artistes de gauche ou en tous cas bienpensants ? Oskar Freysinger écrivain est-il la victime d’une nouvelle chasse aux sorcières ? La question se pose plus que jamais depuis que le sulfureux conseiller national UDC s’est vu interdire d’adhésion à l’association des Autrices et auteurs de Suisse (AdS). » Qui, selon Freysinger, « reçoit 560’000 francs de subventions annuelles de la Confédération » et doit donc « admettre tous les auteurs de Suisse quel que soit leur bord politique. » Enfin, « serait-ce le grand retour de la censure ? » Freysinger est un imprécateur truculent qui sait mettre les rieurs de son côté. Dès lors, dans un débat télévisé placé sous de tels auspices, comment les défenseurs de l’AdS pouvaient-ils se faire entendre ?

Quelle censure ?

Quand bien même l’AdS n’a pas encore rejeté la candidature d’Oskar Freysinger, ce dernier se présente comme une victime de la censure, un thème récurrent chez lui, d’ailleurs. Mais de quelle censure parle-ton ? Bien qu’avec ses 560’000 francs, l’AdS attribue effectivement des bourses de travail et des honoraires complémentaires pour publications, elle n’a pas le pouvoir ni l’ambition d’empêcher de publier quoi que ce soit. Parler de censure, en l’occurrence, est tout à fait abusif.

S’il avait fallu ne conserver du passé que les œuvres plébiscitées par le suffrage universel ou sélectionnées par le marché de l’époque, le patrimoine serait peut-être mince

Le fait qu’une association soit subventionnée par l’État donnerait-il le droit à chacun d’en faire partie indépendamment de son adhésion à ses objectifs ? Evidemment non. Freysinger invoque son respect de « l’État et de la loi » comme s’il allait de soi qu’on puisse être admis automatiquement dans n’importe laquelle des milliers d’associations subventionnées à un titre ou à un autre sans adhérer à leurs buts ni respecter leurs statuts. L’AdS défend une conception humaniste de la culture et exprime l’exigence à l’endroit de ses membres de ne pas contribuer à la discrimination de groupes humains. Un électeur suisse sur cinq donne sa voix à un parti xénophobe : ça ne rend pas la xénophobie et le racisme plus acceptables pour autant. Il reste toujours les quatre autres, une majorité significative, qui ne le suivent pas. Ce sont des valeurs humanistes qui fondent la démocratie, et qu’il faut défendre.

De gauche à droite

Comme beaucoup de gens de culture, les écrivains se sont demandés, face à l’indicible horreur découverte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale : comment cela a-t-il été possible ? Quel rôle ont joué les écrits ? Quelle est la fonction et la place de l’art ? Quelle est la responsabilité des élites, en particulier des artistes ? Lors de récentes commémorations de la Shoah, un historien faisait remarquer que ce qui nous paraît tout à fait inimaginable aujourd’hui était le fruit d’une accoutumance progressive à l’exclusion de l’autre, à la violence des idées qui a précédé celle contre les humains. Ainsi, la xénophobie, le sexisme, le racisme – qui sont des opinions humainement détestables – deviennent subrepticement des idées respectables.

Le problème réside aussi, évidemment, dans l’argumentation du comité de l’AdS d’un ancrage « à ‹gauche› ». Définir la nature d’une activité artistique par un qualificatif de politique est aussi inapproprié que d’évaluer la puissance émotionnelle d’un tableau de Chagall en chevaux vapeur. On est dans deux registres différents. Non que tel écrit ne puisse être qualifié politiquement, mais ce n’est pas la règle, ce n’est pas ce qui fonde l’œuvre littéraire. Les écrivains en tant que tels sont de gauche ou de droite, ou sans positions politiques : il n’est pas sûr que leur credo citoyen rende le mieux compte de leur art.

L’art est-il soluble dans la politique ?

L’humanisme est une option qui n’est pas réductible à la politique du moment. C’est un projet plus large dont les défenseurs les plus conséquents se recrutent au-delà des frontières partisanes. Et il est heureux qu’il en soit ainsi. Il en va de même de l’art. L’artiste, dans ce qu’il a de créateur, traduit par des gestes, des sons, des images, cette part impalpable de l’homme qui dépasse l’énumération des idées. S’il avait fallu ne conserver du passé que les œuvres plébiscitées par le suffrage universel ou sélectionnées par le marché de l’époque, le patrimoine serait peut-être mince. Gianadda n’aurait pas grand-chose à se mettre sous la dent et Blocher lui-même pleurerait peut-être un Anker passé à la trappe.

Les valeurs de création bousculent souvent le sens commun, s’affirment en rupture avec le monde contemporain alors qu’elles expriment peut-être ce qu’il est au plus profond de lui-même. Aucun automatisme, aucune majorité citoyenne ne garantiront le juste, le bien et le beau. Et c’est bien là un problème, qu’on ne saurait résoudre dans l’urgence réductrice des grandes messes médiatiques. Et c’est pourquoi il est indispensable que les artistes se préoccupent de défendre la valeur de ce qu’ils font et de s’en donner les moyens.