Le prix unique, oui, mais lequel ?

Numéro 5 – Décembre 2004

Pascal Vandenberghe, directeur général de Payot (groupe Hachette), est plutôt favorable à l’entrée en scène d’un prix unique du livre. Le « juste » prix qu’il préconise sauvera-t-il du grand plongeon les petites librairies en difficulté ? Rien n’est moins sûr. Entretien.

Pour vous, faut-il considérer le livre comme une marchandise comme une autre, ou comme un produit d’« exception culturelle » ?

Le livre n’est pas l’un ou l’autre, mais les deux à la fois ! Et c’est bien là une des spécificités du commerce de la librairie. Certains pourraient être tentés d’opposer ces deux notions, commerciale et culturelle, alors que c’est dans l’équilibre entre les deux que résident la santé et le dynamisme du livre. Nous sommes des passeurs de textes, qu’il s’agisse du Da Vinci Code ou du Rivage des Syrtes, et nous en vivons.

Il y a aussi des supermarchés qui distribuent des livres, des grandes surfaces comme la Fnac, et puis il y a Payot comme librairie et ce qu’on appelle les petites librairies. Dans cet équilibre-là, par rapport au lecteur, quels sont les avantages et les désavantages des uns et des autres ?

Tout d’abord, je dirais qu’il y a généralement deux manières de considérer ce phénomène d’extension du commerce du livre hors des librairies à proprement parler : beaucoup y voient une désacralisation et une banalisation dommageables du livre ; j’appartiens plutôt à ceux qui considèrent que cela participe à une démocratisation utile et nécessaire du livre, qui l’amène vers des catégories de population qui n’iraient pas forcément d’elles-mêmes vers la librairie, qui les impressionne parfois au point de les faire hésiter à en franchir le seuil. Les différents lieux de vente du livre correspondent à des types de clientèles et à des besoins différents et complémentaires.

Je fais une différence entre, d’un côté les grandes surfaces – qu’elles soient culturelles ou généralistes – et, de l’autre, les librairies comme Payot ou les indépendants. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans le second cas, nous pratiquons un seul métier, la librairie, et travaillons au service d’une seule cause : le livre et les lecteurs. Et je préciserais même, pour ce qui concerne Payot, au service de tous les livres et de tous les lecteurs, contrairement à nombre de librairies indépendantes à vocation généraliste qui font souvent l’impasse sur des pans entiers de l’édition, que ce soit la BD, le livre pratique, les mangas, ou d’autres domaines considérés comme moins « nobles » que la littérature par exemple.

On parle beaucoup d’instaurer un « prix unique » pour le livre. Est-ce du marketing ou une vraie question ? Quels en sont les enjeux ?

C’est une vraie question, mais à laquelle il convient de ne pas répondre par oui ou par non avant de savoir de quoi l’on parle. Jusqu’à plus ample informé, nous y répondons par une autre question : un prix unique, oui, mais lequel ? Car c’est le modèle que l’on choisira qui est décisif. Il faut éviter de comparer ou de s’inspirer ex abrupto de modèles, français ou allemand par exemple, dans la mesure où nous sommes en Suisse sur un marché majoritairement d’importation, dans lequel les règles du jeu ne sont pas les mêmes, puisqu’ici ce sont les diffuseurs qui fixent le prix de vente des livres. Pour résumer cette question, qui est à la fois complexe, technique, politique et affective, je dirais que si une loi devait pérenniser le système actuel, avec tous les abus que l’on constate dans la fixation des prix, alors le prix unique serait peut-être pire que pas de réglementation du tout ! Et que s’il doit y avoir un prix unique, ce doit être un « juste » prix, c’est-à-dire qui soit à la fois acceptable pour les clients (qui sont les grands absents de ce débat), et permette par ailleurs au secteur du livre de vivre, de se développer et de continuer à offrir des services de haut niveau. Bref, une tabelle unique, ni trop haute ni trop basse, et qui ne soit plus une décision unilatérale des diffuseurs, mais le fruit d’une concertation entre trois grandes catégories d’acteurs : les diffuseurs, bien sûr, et à travers eux les éditeurs, notamment français, qui ont le tort à mon avis, pour la plupart d’entre eux, de ne pas s’intéresser assez – pour ne pas dire du tout – à cette question, mais aussi les libraires, sans oublier les consommateurs que sont les lecteurs.

Mais une loi permettrait-elle de sauver les petites librairies, puisque tel en est l’un des objectifs principaux ?

La loi n’a pas un tel pouvoir. Elle permettrait seulement de faire en sorte que la concurrence se fasse uniquement sur d’autres critères que le prix. Et si l’on prend l’exemple français, on constate que tout un arsenal de mesures d’aides, de prêts à taux zéro, de subventions même, a dû être construit pour soutenir la librairie indépendante et venir compléter les effets d’une loi qui à elle seule n’y aurait pas suffi.

On accuse souvent la Fnac et Payot de vouloir tuer les petites librairies par la guerre des prix que se livrent les deux enseignes. Que répondez-vous à cela ?

Payot n’a jamais eu la moindre velléité d’abuser de sa position pour tuer les petites librairies par une politique de prix de hard discounter. Si nous avions voulu le faire – et nous en aurions eu les moyens, à la fois légaux et financiers – il n’en resterait quasiment plus une seule aujourd’hui. Jusqu’en 2000 et l’arrivée de la Fnac, nous avons toujours appliqué le prix conseillé, et seule la politique de rabais pratiquée par la Fnac nous a obligés à réagir. On ne peut donc pas nous soupçonner d’être fondamentalement contre le prix unique, puisque nous le pratiquions alors qu’il n’existait pas !

Et nous avons tout intérêt à ce que le réseau de librairies reste dense et riche, parce que c’est une preuve de vitalité du secteur, et que plus il y a de librairies, plus il y a de livres qui se vendent. C’est une autre des particularités de notre métier, inexpliquée et inexplicable, mais pourtant bien réelle, et à laquelle nous sommes attachés.