Édito n°5, mars 2005 – Le combat des Binaires et des Ternaires

Numéro 5 – Décembre 2004

Qui se souvient encore des Shadoks, cette bande d’oiseaux grotesques et louftingues débarqués sur le petit écran en 1968, et de leurs devises ubuesques comme « Je pompe, donc je suis » ou « S’il n’y pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problèmes » ? Pour extirper de l’oubli ces pépites mythiques de l’animation absurde, voyons ce qu’il advient chez les Shadoks helvétiques. Ici ces créatures se départagent également en deux camps : les Binaires et les Ternaires.

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Illustration © 2005, Bruno Racalbuto

Chez les Binaires, tout est dans la relation entre fabricant et acheteur : ceux qui vendent prospèrent, les autres végètent. Les Ternaires, comme Brel, préfèrent quant à eux la valse à trois temps : entre les rouages de l’implacable mécanisme fabricant-acheteur, ils instillent un brin d’huile de concertation et une mousse de deniers étatiques. Bien sûr, ils se chamaillent, peinent à s’entendre sur la route à suivre, et font passer la sébille pour tenter d’arriver à bon port. Chez les Binaires, il en va tout autrement : rien qu’à l’idée de détourner de l’argent du marché qui fait loi, ils piquent une crise de nerfs ! Selon eux, tout bénéfice doit être réinjecté dans la production de nouvelles richesses et non jeté par la fenêtre. Pourtant, les Shadoks helvétiques ont beau pomper comme des fous pour faire gonfler la fortune des milliardaires, la « croissance », curieusement, n’en finit pas de caler !

La culture a aussi ses Binaires. Ils savent se vendre, ou alors s’attirer les largesses de mécènes ou sponsors. Les Ternaires romands de la culture, eux, tirent le bilan : pour quel domaine leur petit « marché » est-il sinon rentable, du moins autosuffisant ? A part les arts visuels – et encore ! – aucun d’eux : ni le théâtre ni la danse ni la musique ni le cinéma ni même... le livre.

Notre enquête dans le monde du livre révèle non seulement l’ampleur du désastre – éditeurs romands à genoux, libraires à plat ventre – mais aussi les limites des solutions binaires telles que le prix unique du livre. Sans dénigrer une mesure qui a fonctionné dans d’autres pays, la complexité de la crise du livre romand exige une action plus ciblée, plus politique, une réponse, disons, ternaire : la création d’une « Digue du livre » (et du DVD) qui viendrait s’intercaler entre les lecteurs-consommateurs et les auteurs-éditeurs-producteurs. Sans trop compter sur l’appui de l’État, bridé par des bataillons de parlementaires fanatiques de l’enrichissement individuel, les éditeurs et les diffuseurs conviendraient d’un modique prélèvement sur les ventes de tous les livres (et les DVD, voire les CD musicaux). Les ressources ainsi constituées permettraient de soutenir les éditeurs-producteurs, les points de vente spécialisés, et à la création romande de trouver son public.

Comme son drapeau bicolore, la majorité du Grand Conseil fribourgeois est très binaire. Elle n’a pas hésité à sacrifier le mécénat de la Loterie Romande au profit de deux usines locales de machines à sous. Déclenchée par l’admirable riposte des artistes et des partisans de la redistribution ternaire des bénéfices du jeu, la votation qui aura lieu cet automne sera précédée d’une campagne qui ne devrait pas susciter l’indifférence distante des artistes romands : elle sera amplement relayée par l’Association enJEUpublic, éditrice de CultureEnJeu. Cet été, nous serons donc tous Fribourgeois !

L’enchaînement des affaires Hirschhorn et Freysinger a suscité une hargne contre les subventions à la culture inversément proportionnelle à leurs montants ! Avec la proie facile que sont les créateurs, les Binaires ont trouvé le bouc émissaire idéal. Dès lors, les artistes vont devoir repenser tous leurs rapports avec la population consommatrice et citoyenne, l’État, la démocratie, ses lois et ses valeurs, les marchands, les marchés... Une Charte des arts et des artistes s’élabore actuellement pour le Forum des artistes suisses qui aura lieu à Bienne du 16 au 18 septembre. enJEUpublic contribuera à y insuffler son esprit ...ternaire.