Le cinéma romand au scanner

Numéro 8_9 – Janvier 2006

Les lecteurs de CultureEnJeu sont choyés : ils vont pouvoir découvrir la première image du « squelette économique » du cinéma suisse romand. Une image tout droit sortie du scanner du Fonds Regio Films, qui existe depuis six ans et ne fait pas qu’aider à financer les films, grâce à la Loterie Romande, aux Villes de Genève et Lausanne, aux cantons de Genève et de Vaud principalement. Regio recueille aussi des données précieuses et précises sur cette branche qui, pour brasser, dit-on, beaucoup d’argent, se montre d’autant plus sensible à la nécessité de défendre les soubassements économiques de la création culturelle en Suisse romande.

Du cinéma... sans cinéma ?

C’est un formidable paradoxe. Jamais le cinéma n’a été si puissant économiquement – réalisant des milliards de chiffre d’affaires en quelques jours – et jamais il n’a été si proche de sa fin. Sa fin argentique puisque la salle de cinéma bascule déjà dans le numérique pour la publicité : les premiers films hollywoodiens téléchargés à partir d’un serveur font également leur arrivée. Mais aussi sa fin financière, puisque le cinéma hollywoodien n’appartient déjà plus qu’à quelques grands groupes industriels multinationaux qui se livrent à une surenchère mégalomaniaque quant aux budgets de tournage et de promotion, rendant la réalisation de... bénéfices de plus en plus aléatoire, dépendante de quelques immenses succès qui peuvent se faire attendre. Déjà, 2005 est annoncée comme une année-catastrophe : 20 % de recettes en moins ! Quelques faillites hollywoodiennes peuvent déclencher, comme au jeu de dominos, une réaction en chaîne.

Hollywood, au bord du précipice, veut réussir le passage au ‹ tout numérique › avant l’engorgement total du système

Mais le cinéma n’est pas seulement sous la menace d’un crash. Le DVD a déjà évincé la salle de cinéma, dans le monde entier, y compris cette année en Suisse. Avec 244 millions de ventes en Suisse en 2004 (soit 10 DVD par habitant !), le DVD a très largement distancé la salle de cinéma (environ 200 millions de billets vendus jusqu’ici, et on en annonce peut-être 40 millions de moins !). Quant au téléchargement, il amène avec lui non seulement le problème du piratage (privée de la remontée des recettes, la production connaîtra un déclin inévitable), mais également la fin de tout ce qui accompagne encore le DVD et qui le situe à mi-chemin entre la consommation collective d’un film en salle et celle, devenue de plus en plus solitaire et anonyme, de la télévision (qui se préoccupe de savoir qui réalise les séries TV cultes ?). Nous allons droit vers des « événements mondiaux » qui seront exploités sous diverses formes industrielles. Celle du film de long métrage ne sera plus qu’une forme mineure, noyée parmi d’autres.

Occuper plus d’espace pour lutter contre le temps qui diminue

La diffusion mondiale instantanée accentue le déplacement du capital investi de la production vers la promotion, dans un contexte où la durée d’exploitation d’un film se raccourcit. Quelques semaines deviennent quelques jours... Si le livre Harry Potter se vend à plusieurs millions d’exemplaires en quelques jours, plusieurs dizaines de millions de spectateurs verront la version cinéma simultanément dans le monde entier en un ou deux week-ends seulement.

Le cinéma suisse n’a pas à emprunter une voie pour laquelle il ne sera jamais équipé, mais celle qui part en sens inverse : la voie de la suggestion

Quand cette lame de temps de plus en plus fine ne pourra plus s’amincir, elle se retournera – tel un couteau enchanté dans un film à costumes chinois – contre le système. Exploiter un film en un temps toujours plus bref exige en effet d’occuper de plus en plus de surface de salles de cinéma simultanément. La diffusion numérique haute définition devrait le permettre, en supprimant le coût de la multiplication des copies. Tel est le calcul d’Hollywood au bord du précipice : réussir le passage au « tout numérique » avant l’engorgement total du système... C’est peut-être le dernier grand suspense d’Hollywood... Car dans toute production aux flux de plus en plus tendus, le moindre accroc peut être fatal. Comme les trains des CFF qui s’arrêtent soudain tous en même temps dans tout le pays.

Le cinéma suisse peut exploiter les avantages de son exiguïte

Quand James Cameron (« Titanic ») parle d’un film fauché qu’il ne voudrait pas être réduit à réaliser, il évoque un budget de 5 millions de francs... Pendant ce temps, les producteurs suisses romands de fiction produisent des films à hauteur de 2 (c’est la moyenne en Suisse romande), rarement 4 ou 5 millions (prix des derniers blockbusters alémaniques, tel « Mein Name ist Eugen »). Mais si le cinéma commercial est amene à dépenser de plus en plus d’argent, c’est pour satisfaire à des exigences très élevées en matière de simulation. Le cinéma suisse n’a pas à emprunter une voie pour laquelle il ne sera jamais équipé, mais celle qui part en sens inverse : la voie de la suggestion. Les cinéastes suisses, avec leur peu de moyens, sont condamnés à développer un cinéma qui suggère, qui évoque, qui détourne, qui réinterprète le monde, au lieu d’un cinéma qui s’essouffle à copier la réalité. Suggérer ou trépasser, « si l’on veut, comme dit Freddy Buache, sauver le cinéma de la marchandise récréative qui l’assassine » (Le Matin du 11.12.05).

Une révolution technologique aux effets contradictoires

L’avènement du numérique suscite un mouvement d’ouverture. L’accès aux technologies de plus en plus perfectionnées (l’arrivée de la haute définition, ce n’est pas seulement des caméras vidéo perfectionnées rivalisant avec la pellicule 35 mm, c’est aussi des petites caméras de qualité croissante à des prix décroissants) autorise des expériences de production originales et contribue à baisser les coûts d’accès à la production. Vers le haut de gamme, la concurrence est abolie par les monopoles surpuissants regroupant toute la chaîne de distribution et de fabrication non seulement des films, mais du matériel de cinéma et vidéo. Vers le bas, la concurrence s’intensifie de manière exponentielle, l’accès à la production s’ouvre de plus en plus, l’offre de films et de projets explose, les prix d’achat des films par les chaînes TV sur le marché international s’effondrent. L’innovation technologique permanente n’a donc pas d’effets univoques, elle introduit une incertitude, une instabilité économique, et surtout, les ciseaux entre les coûts croissants des « grands films » et les coûts décroissants des « petits films » s’écartent de plus en plus... créant un gouffre dans lequel nombre de producteurs peuvent se voir précipités.

La Suisse, si jalouse de son « indépendance », n’a pas su se prémunir

Le marché suisse, européen, mondial, c’est une seule et même chose. Et la Suisse romande, de ce point de vue, est livrée sans aucune « barrière naturelle » à la domination du marché par les Américains et, dans une moindre mesure, par les Français.

L’innovation technologique permanente introduit une incertitude, une instabilité économique

En revanche, à l’intérieur du marché alémanique s’est constituée une petite niche grâce au dialecte. Profitant également d’une taille de marche moins défavorable qu’en Suisse romande, des téléfilms identitaires conquièrent le grand public, des documentaires réalisent jusqu’à 100’000 entrées dans les salles, et récemment, des films de fiction populaires obtiennent des scores hollywoodiens (plus de 515’000 entrées à ce jour pour « Mein Name ist Eugen » après « Achtung, fertig, Charlie ! »).

La Suisse romande n’a rien de tout cela : la taille du marché y est plus petite encore, et l’emprise culturelle de la France beaucoup plus étendue que celle de l’Allemagne vis-à-vis de la Suisse alémanique. Province française du point de vue culturel, la Suisse romande ne bénéficie même pas des mécanismes protecteurs dont l’industrie française du cinéma s’est dotée depuis 1945 pour résister – avec un certain succès – à l’américanisation.

Les Romands sont les plus grands cinéphages du monde... sauf pour le cinéma romand

Mais si les bons résultats de certains films peuvent créer l’illusion d’un marché autoporteur en Suisse alémanique, un tel rêve est encore largement interdit aux cinéastes romands : même quand ils obtiennent un succès exceptionnel, c’est en Suisse alémanique que l’essentiel de leurs recettes est engrangé.

La Suisse romande est livrée sans aucune ‹ barrière naturelle › à la domination du marché par les Américains et, dans une moindre mesure, par les Français

En outre, comme il n’y a pas de répertoire au cinéma, à la différence des arts de la scène (toutefois le nombre croissant de remakes montre bien que l’industrie du cinéma tente régulièrement de se constituer une sorte de répertoire), chaque nouveau film n’est pas seulement un prototype artisanal, c’est un prototype lancé sur un marché mondial, où il doit se faire une place aux côtés des plus grands succès mondiaux..Seul le fait que les Romands soient de grands consommateurs de cinéma – peut-être les plus grands du monde ! – explique que de tout petits films, documentaires de surcroît, parviennent malgré tout à se frayer un chemin jusqu’aux salles. La grande densité de salles de cinéma en Suisse romande contribue à y atténuer l’effet « file d’attente » qu’on rencontre dans les régions où les salles sont devenues rares et qui réduit drastiquement la diversité. Que cette densité de salles vienne à diminuer, et c’est bien entendu cette diversité qui sera remise en cause. D’où l’importance pour les cinéastes et les pouvoirs publics de soutenir une programmation diversifiée (voir article page 10 « Fonds Regio Films : notre cinéma commence en région ! »).

Un investissement forcé... mais efficace !

Paradoxalement, c’est à contrecœur, sous la contrainte expresse du tout nouveau Pacte de l’audiovisuel instauré par étapes depuis le milieu des années 1980 que, parmi d’autres bienfaits, la télévision alémanique s’est lancée à la fin des années 1990 dans la production de téléfilms de fiction avec le concours de producteurs et réalisateurs indépendants. A la surprise générale, cette opération s’est révélée excellente. Elle a grandement aidé en retour le public alémanique à reprendre le chemin des salles pour y découvrir des films de fiction en dialecte alémanique, comme dans les années 1940 et 1950 ! Toutefois, quelques succès impressionnants ne font pas de ce minuscule marché de 4,5 millions d’habitants un marché économiquement porteur. Mais des « coups de chance » permettant de rembourser les coûts d’un film et au-delà font rêver des cinéastes, et améliorent sensiblement le contexte politique, qui avait globalement été si défavorable au cinéma suisse durant trente ans (voir article pages 16-17 « Zurich pour le film : une longue marche »).

Le cinéma suisse, mort et ressuscité.

Étant donné la petite taille du marché suisse, pourquoi la Confédération n’a-t-elle pas créé des conditions protectrices indirectes, comme en France par exemple, pour permettre la survie d’une industrie culturelle du cinéma, alors qu’elle l’a fait à coups de milliards depuis la Seconde Guerre mondiale pour l’agriculture ? Mais elle a laissé faire les forces du marché parce que les propriétaires de cinémas étaient plus forts que les producteurs de cinéma. Résultat : disposant, durant et après la guerre, d’une situation enviable en Suisse alémanique (mais inexistante en Suisse romande), le cinéma suisse a perdu par K.-O. son combat contre la toute jeune télévision à la fin des années 1950 ! Ensuite, il a fallu le mettre sous perfusion fédérale durant près de vingt ans, pour amener enfin, au milieu des années 1990, la télévision de service public à reconnaître que les 700 millions de francs de la redevance TV accordés par concession fédérale valaient bien quelques millions, soit quelques pourcent d’obligation d’investissements annuels dans le cinéma indépendant...

La Suisse ne protège pas son fragile cinéma, par peur d’affaiblir sa puissance économique internationale

Le cinéma suisse reste profondément tributaire d’un système d’aide directe qui devrait être complété par un système de protection – malheureusement, cet aspect de protection est complètement rejeté par la majorité politique.

Les décideurs helvétiques sont tout juste capables de « tolérer », au nom de la diversité culturelle, une aide fédérale qui parvient à rapprocher le cinéma suisse de 5 % du marché, mais restent viscéralement opposés au développement d’un système qui pourrait lui permettre de viser 10 % de son propre marché. Tout cela par peur, bien entendu, que les « partenaires économiques internationaux » (lisez : américains) ne prennent prétexte de cette légère entorse à l’écrasante domination hollywoodienne pour réagir sur les importations ou les investissements suisses aux USA... Mais si la bataille ne semble qu’imparfaitement menée au niveau du marché des salles de cinéma, elle est d’une urgence brûlante dans deux nouveaux domaines.

Chaînes étrangères et DVD : les occasions manquées ?

De nombreuses chaînes étrangères diffusent leurs programmes en direction du territoire suisse, et y réalisent donc une partie de leurs ressources publicitaires, sans s’acquitter des obligations d’investissement qu’elles acceptent dans leur propre pays ou que la télévision suisse doit remplir. La télévision nationale, loin d’être « protégée », est au contraire désavantagée par rapport à ses concurrentes étrangères. Il y a là un scandale à dénoncer. Et c’est tout particulièrement urgent dans le cas des « fenêtres publicitaires », qui viennent entamer directement le marché publicitaire suisse.

Dans un autre paysage, un véritable western commercial se déroule dans les bacs de DVD. Personne n’a d’ailleurs relevé que sur un chiffre d’affaires de 244 millions en 2004, la Confédération avait engrangé 18,5 millions de taxes (TVA), soit une somme à peu près équivalente à la somme des aides qu’elle alloue à la réalisation des films suisses ! La revendication de l’Alliance romande (l’Arc et Fonction : Cinéma) émise en 2003 dans son projet « ImageSuisse » pour un doublement de l’aide fédérale à la réalisation avait pourtant été estimée « totalement irréaliste ». Dans le contexte d’indigence politique, peut-être. Mais pas d’un point de vue économique ! Si sur les produits culturels que sont les livres, les CD musicaux et les DVD audiovisuels, le prélèvement d’un impôt comme la TVA constitue une aberration, la seule manière de la corriger est de consacrer l’entier de la somme taxée sur les œuvres internationales vendues en Suisse à la promotion de la création littéraire, musicale et audiovisuelle suisses.

Espérer plus de moyens de la Confédération tout en souhaitant qu’elle diminue son emprise sur les films !

Du fait de la taille insuffisante du marché et la volonté de ne pas y remédier par des mesures protectrices, le cinéma suisse se retrouve dans une dépendance évidente de la Confédération et de la télévision. Tout l’effort des organisations de la branche a porté ces vingt dernières années sur la nécessité de faire en même temps deux choses parfaitement contradictoires : augmenter le volume des subsides et des investissements de ces deux piliers tout en essayant – non sans contorsions – de relativiser le contrôle étatique sur le contenu des films ! Car il s’agit, tant pour la Confédération que la télévision, d’aider un cinéma « indépendant ». La Confédération se retrouve avec le pouvoir de tuer dans l’œuf la quasi-totalité des projets de films destinés au cinéma, la télévision ceux destinés à la TV. Sans que ni l’une ni l’autre n’exercent pour autant les responsabilités d’un véritable producteur. Une situation certainement inévitable du point de vue économique, mais guère souhaitable du point de vue du contrôle sur le contenu des films !

Un pôle régional sans régionalisme

Dans la course aux projets, l’obtention de l’aide fédérale est un point de départ incontournable. Mais il ne suffit pas de convaincre les experts fédéraux. La capacité de la région à compléter le financement manquant joue un rôle croissant pour faire aboutir les projets. Et de ce point de vue, les régions suisses sont éclipsées aujourd’hui par le pôle zurichois. La Suisse romande, sans créer un nouveau pôle de décision qui multiplierait la dispersion des faibles moyens à sa disposition, doit d’urgence permettre à Regio et à ses institutions locales de compenser ses désavantages structurels (voir article « Fonds Regio Films : notre cinéma commence en région ! »).