Édito n°25, mars 2010 – La responsabilité de l’artiste dans la société

Numéro 25 – Mars 2010

« Quelle plus belle destinée pour les arts que d’exercer sur la société une puissance positive, un véritable sacerdoce, et de s’élancer en avant de toutes les facultés intellectuelles, à l’époque de leur grand développement ! Voilà le devoir des artistes, voilà leur mission. » (Claude-Henri de Saint-Simon dans L’artiste, le savant et l’industriel, 1824)

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Illustration © 2010, Bruno Racalbuto

« L’artiste n’a de responsa­bilité envers personne. Son rôle social est asocial. Sa seule responsabilité réside dans la position face au travail qu’il accomplit. »

Hans-Georg Kern, dit Georg Baselitz,
peintre néo-expressionniste allemand

Le samedi 14 novembre dernier, le Manoir de Martigny inaugurait une exposition de trois peintres chinois contemporains. Lors de la soirée d’ouverture, M. Pascal Couchepin, ancien président de la Confédération, clamait haut et fort qu’il n’y avait qu’une seule Chine. L’ambassadeur de Chine en Suisse ne pouvait que recevoir cette affirmation avec complaisance, pendant que les trois peintres du pays de Confucius attendaient bien sagement debout que finissent les discours officiels. Ils devaient certainement avoir l’habitude de ces discours qui font partie du paysage des expositions, et qui n’ont rien à voir avec une démarche artistique. La politique parlait. Mais qu’en était-il de ces artistes ? Étaient-ils là en « supporter » d’une mission culturelle ? Leur chance de venir exposer à l’étranger était-elle le fruit d’une compromission avec l’art officiel ? Ou tout simplement le fruit d’un rêve individualiste d’artiste ?

Certains visiteurs voyaient en ces artistes, peintres plusieurs fois primés dans leur pays  et enseignants universitaires, les représentants de l’Art officiel d’un régime totalitaire. Des artistes s’inscrivant dans un courant néoréaliste très proche d’une idéologie socialiste et utilisant la peinture à l’huile comme support pour plaire davantage à un public international.

Cet art pourrait sembler être au service de la propagande. Dans ces tableaux, des paysans et des mineurs sont mis en scène et représentent un peuple chinois souverain malgré les difficultés de la vie. Nous sommes ici certes loin des sujets de la peinture de David (1805–1807) qui, au service de Napoléon et de sa propagande, étalait « Le Sacre » de son maître sur une toile de 6 x 10 mètres, afin de former les esprits et préparer la postérité de son empereur. En 1934, avec son film documentaire Le Triomphe de la Volonté, la cinéaste Leni Riefenstahl s’inscrivait dans une même volonté de propagande au service du pouvoir nazi.

Cet art chinois est-il engagé au service et à la gloire directe des « maîtres » ou par un autre biais à la gloire du « peuple » ? Ces artistes chinois sont-ils des peintres-serviteurs du pouvoir comme l’étaient sous le cardinal Richelieu tous les artistes promus dans les académies, prisonniers volontaires des hommages officiels et de leur solde ?

Un autre regard pourrait y voir le courage et aussi l’habileté de ces trois peintres à naviguer dans les eaux troubles des canaux officiels de la diffusion de leurs œuvres tout en gardant une intégrité de réflexion et de création dans l’accomplissement de leur peinture. Ils ont choisi peut-être comme moyen la peinture à l’huile et non l’encre, l’hyperréalisme et non l’abstraction, pour être mieux perçus par tous les publics et tous les marchés. Ils sont comme de grands documentaristes qui racontent le poids et l’amertume d’une vie quotidienne vécue d’une manière fataliste. Des portraits brossés en dehors du temps mais aussi universels de toutes les époques. Leurs personnages sont là, immobiles, debout, assis, couchés, seuls ou en groupe, en attente d’un train, d’un avenir, d’un espoir qui peut-être n’arrivera pas. Et seul la Lune, en haut de la toile, observe, blanche et imperturbable, ce monde d’êtres terrestres enfermés dans leur condition humaine.

L’artiste n’est pas un, mais multiple. Il doit souvent naviguer dans un océan de compromis tout en tachant d’éviter, pour ne pas sombrer, les récifs de la compromission. Sa route est semée d’embuches, partagée entre gloire et pouvoir, entre misère et dépendance, entre responsabilité face à son art et jouissance de son succès.

L’artiste est un « voleur de feu » qui comme Prométhée prend le risque de déplaire à Zeus et d’en subir les conséquences (voir l’article d’Anne Cuneo). L’artiste peut être engagé mais il a besoin de liberté pour rester créateur (voir l’article de Marco Polli). L’artiste peut aussi parfois et souvent se fourvoyer quand des actes incohérents de sa vie privée viennent troubler son travail de créateur (voir l’article de Vincent Arlettaz). Alors, il redevient un simple citoyen et perd son droit à l’exception (voir l’article de Frédéric Gonseth).