À la grandeur du Poche

Numéro 25 – Mars 2010

Il en est des scènes comme des gens. La taille ne fait rien à l’affaire. L’esprit souffle où il peut : il parvient même encore souvent à se faufiler sur les plateaux de Suisse romande, malgré tout ce que notre société du spectacle offre partout de facilité, de mièvrerie ou de nombrilisme. Chaque entreprise culturelle un peu vivante s’expose, c’est une règle du jeu.

Tout de même, récemment, nos quotidiens ont quelque peu renouvelé leurs gros titres en visant la directrice d’une excellente petite scène en Ville de Genève, connue pour son travail en faveur des auteurs contemporains et pour diffuser aussi, par ses affiches interposées, le visage de ses comédiennes et comédiens, ce qui, mine de rien, inscrit depuis quelques années dans la mémoire de la population de cette ville les traits de nos artistes dramatiques. C’est justement à leur propos que cette directrice s’est trouvée accusée. Non pas parce qu’elle aurait lésé l’un ou l’autre, mais bien parce qu’elle aurait aménagé certains contrats de travail de façon à ne pas pénaliser ceux qu’elle employait (actuellement, dans la réalité du calcul du chômage, si un employé n’est engagé que quelques jours durant un mois, ce salaire mensuel très bas abaisse considérablement la moyenne des autres mois salariés, et donc les indemnités à percevoir). Eh oui… en ces temps de crise entretenue et de taux de chômage en expansion, il ne peut être innocent de se trouver pareillement à contre-courant !

Comment les choses se sont-elles passées ? Cela pourrait faire l’objet d’autres réflexions sur la destruction devenue systématique de ce qui fonctionne au niveau culturel au bout du lac, phénomène devenu trop récurrent pour dissimuler encore le symptôme d’un problème de fond, probablement lié à de tristes luttes de pouvoir qui n’ont pas grand chose en commun avec la promotion des arts du spectacle en Suisse romande. En tout état de cause, cet épisode regrettable va peut-être conduire une directrice respectée sur les bancs de la justice, et les artistes soupçonnés d’avoir été aidés indûment à être sanctionnés de lourdes amendes : qui sait comment ils pourraient les payer… Ainsi quelques vies dévolues à l’art du théâtre se trouveront gâchées, par négligence, jalousie, ambition, qui sait ?

Bien sûr, la loi est la loi, mais qu’elle est dure ! D’autant plus que si procès il devait y avoir, il n’aborderait aucunement le problème de fond, qui est d’ailleurs simple à énoncer : toutes les conditions seront bientôt en place pour éradiquer la profession de comédien en Suisse romande. Si un nombreux public continue d’apprécier les nombreuses facettes du théâtre montré dans nos régions, les spectateurs ne savent guère que leur plaisir s’édifie sur des bases devenues de plus en plus fragiles.

Il s’agira désormais de justifier un taux d’emploi de 75 % pour avoir droit, le reste du temps, à la modeste aide publique qui permettait jusqu’ici à nos villes romandes d’avoir une production théâtrale à moindre coût.

À l’origine, le théâtre professionnel moderne s’est organisé en Europe à partir de troupes de comédiens, c’est-à-dire des assemblages d’individualités liées par contrat pour la durée d’au moins une année théâtrale, souvent autour d’une ou deux personnalités de la scène de leur temps. Les plus anciens contrats constituant de telles troupes apparaissent en Italie au XVIe siècle. Ce modèle original s’est diffusé et a prévalu à travers l’histoire, jusqu’à nos jours, dans les pays du Nord (Grande-Bretagne, pays germaniques et slaves notamment). En revanche, ce premier mode de fonc­tionnement a peu à peu été rempla­cé dès le milieu du XXe siècle dans les pays du Sud du continent. Mise à part la Comédie-Française et quelques rares exemples équivalents, dans toute cette aire géographique « latine », qui comprend notre Suisse romande, chaque équipe de réalisation est désormais à peu près partout constituée pour un seul spectacle et les engagements ne durent que le temps des répétitions et des représentations. Cette nouvelle manière de produire le théâtre « à l’américaine » est nettement moins rentable, notamment en nombre de représentations, mais comme elle est aussi beaucoup moins gourmande en termes d’investissement, elle a été adoptée à peu près partout où les autorités locales n’ont pas osé faire payer le vrai prix de la culture à leurs administrés. Surtout, ce mode de fonctionnement fait porter une grande partie des risques de la production sur ceux dont la représentation théâtrale ne peut se passer : les comédiens. Entre chaque rôle, chaque engagement, le temps d’attente, de lectures, de formation, de mûrissement ne leur est payé ni par leur précédent employeur, ni par le suivant. C’est le chômage qui s’en charge, tout au moins lorsque l’artiste peut justifier d’un certain volume d’emploi. Oui, il est possible de vivre encore aujourd’hui de cette profession, mais l’aventure reste périlleuse en permanence et assortie de traversées du désert, de plus en plus fréquentes passé le cap des 35 à 40 ans. Et pourtant, les avis désintéressés des professionnels des pays environnants sur nos comédiens ne peuvent que nous rendre honteux de la manière dont nous les traitons. Ces jugements souvent enthousiastes de nos amis étrangers nous renvoient toujours à notre incapacité de mettre nos artistes en valeur comme ils le méritent. Bon nombre d’entre eux seraient des stars à l’aune des grandes métropoles. Ils ont fait le choix de nous aimer : bien fait pour eux, en somme !

Les nouvelles lois sur le chômage édictées par la Confédération voici une demi-douzaine d’années ont mis en grand danger la profession de comédien en Suisse romande en élevant les exigences de la part travaillée pour prétendre à des indemnités. Un bon nombre de professionnels ont depuis dû abandonner le métier. Les autorités de Suisse alémanique réfléchissent toujours à partir du principe des troupes attachées à leurs principaux théâtres et n’ont guère porté attention au problème de l’emploi discontinu. Quelques compensations (premier mois engagé comptant double) ont alors esquissé un début, très insuffisant, de statut d’intermittent du spectacle. La situation est donc critique alors que s’annoncent de nouvelles règles bien plus restrictives, pour l’instant encore différées tant la situation économique est mauvaise. Il s’agira désormais de justifier un taux d’emploi de 75 % pour avoir droit, le reste du temps, à la modeste aide publique qui permettait jusqu’ici à nos villes romandes d’avoir une production théâtrale à moindre coût. Ce taux est impossible à atteindre sur une carrière en Suisse romande. Que faire ? Où sont les responsabilités ? Les villes et les cantons romands sont-ils prêts à doubler – voire pour certains quintupler – les subventions accordées à leurs grandes scènes pour que celles-ci puissent se doter de troupes avec des comédiens engagés à l’année ?

Il y a fort à parier que sans pression réelle, qui puisse se transformer sur le plan politique, le laisser-aller suivra sa pente naturelle, c’est-à-dire laisser importer des pièces en tournée (ou les gens qui les font), transformant la région en zone de sous-développement artistique en ce qui concerne le spectacle vivant. Sommes-nous vraiment prêts à n’avoir, comme au temps de la grande pauvreté économique du début du XXe siècle, que les seules productions théâtrales romandes d’amateurs ? Notre société serait-elle à ce point convaincue de sa prochaine extinction qu’elle veuille se priver de la capacité de se donner elle-même ce pan essentiel de culture ?

Parlons de responsabilité. Celle des artistes envers la société où ils vivent consiste à proposer leur art, à offrir leur temps et leur capacité de faire rêver, à interroger, à plaire. En échange, la société se doit de leur offrir autre chose qu’un statut de paria. L’artiste doit avoir une vie décente en pratiquant son art. De cette responsabilité partagée découle la mission assignée aux autorités désignées par le peuple, et toujours prête à devancer les désirs au moment où ils s’expriment fortement (personne n’a su montrer ce phénomène mieux que Fernand Chavannes au troisième acte de son Guillaume le Fou). Il est donc de la responsabilité de ces autorités désignées par le peuple de ne pas laisser le supermarché international de la culture envahir tous les secteurs, mais bien de soutenir et de promouvoir nos productions, qui n’ont rien à envier à l’immense majorité des réalisations présentées en Europe, si ce n’est le peu de soutien dont elles peuvent bénéficier pour être diffusées. Les Suisses romands ne méritent pas d’être asservis culturellement, ni privés des formes d’intelligibilité de leur monde.

Pour cela, parlons encore de responsabilité : la tienne, lecteur de ces lignes. On ne doit plus se taire, il s’agit d’en parler autour de nous, car il est temps de sortir le poing qu’on fait depuis longtemps dans notre poche et de rappeler, en compa­gnie de Ramuz, notre Besoin de grandeur.