Crise d’artistes de crise ?

Numéro 31 – Septembre 2011

Depuis plusieurs années, la crise financière s’est installée au premier plan de nos réalités quotidiennes. Elle s’impose dans le discours médiatique, puis dans les conversations, comme un grand mal insaisissable et que chacun doit craindre, une sorte de fatalité d’ordre météorologique ; elle sert aussi souvent d’explication confortable à tous nos maux économiques. On dit d’ailleurs « la » crise, mais comme tout aujourd’hui se trouve connecté au reste, il n’y a guère d’aspects des activités humaines qui n’en éprouvent à un moment ou à un autre le contrecoup. Et comme le pillage généralisé du monde semble de plus en plus confronté à diverses limites, d’autres sources de profits gigantesques à court terme sont exploitées. Ces temps de « crise » n’empêchent en rien l’hyper concentration des profits et conduisent comme chacun peut l’observer à l’affaiblissement du domaine public, ce qui se reporte principalement sur la part sociale et culturelle.

Serions-nous entrés, sans trop nous en apercevoir, dans une « logique de crise » comme on a pu parler de « logique de guerre » ? Peut-on parler de crise « froide » comme le fut la guerre en son temps ? Et contre quel adversaire s’exerce-t-elle ? Ces sujets sont-ils trop évidents ou trop complexes pour que des artistes s’en emparent ?
Parmi les premiers exemples qui viennent à l’esprit, s’impose le film Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron qui traite sans retard d’un sujet sensible d’histoire récente : la volonté de justice après l’immense misère générée par un produit bancaire, la « titrisation » des subprimes, qui a permis aux traders et aux banquiers de Wall Street de gagner des fortunes en échangeant de plus en plus cher ces titres, constitués de prêts consentis à des clients peu solvables à des taux de plus du double de la moyenne et qu’ils ne pouvaient rembourser. Il en est résulté énormément d’expropriations et des dizaines de milliers de familles ont été mises à la rue dans la plupart des grandes villes, qui devaient – aux frais de la collectivité – assumer les coûts sociaux, engager des millions pour raser les propriétés laissées à l’abandon, lutter contre la délinquance accrue.
Ajoutons que les suites de cette crise sont tout aussi « intéressantes » : après le krach qu’elles ont provoqué, la plupart des banques internationales se sont renflouées de leurs pertes finalement colossales grâce à un immense apport d’argent public, fourni par des états souvent déjà endettés, dont plusieurs ont été « récompensés » de cette aide du public au privé en voyant se détériorer leur « note de solvabilité » accordée par l’un ou l’autre des grands instituts de cotation états-uniens ; ce qui entraîne des engagements drastiques en termes de désendettement, c’est-à-dire des politiques fortement antisociales et, souvent, encore des diminutions d’impôts. Quel artiste saura nous faire rire de cette comédie sinistre ?
Si, comme le disait Heiner Müller, « le théâtre est crise », cet art devrait être bien placé pour s’emparer de la matière « crise » ou, tout au moins, de certains de ses aspects les plus récents et les plus douloureux.

A priori, la crise économique n’est pas une mine de scénarios très drôles, et l’évocation de sujets sombres et récents rebute généralement le public.

Prenons la faillite de Swissair, en octobre 2001, puis sa disparition six mois plus tard. Antérieure au récent krach boursier dû au « jeu de l’avion » pratiqué par les grandes banques avec leurs subprimes, la crise et la chute de la compagnie aérienne suisse – emblème patriotique et symbole de la bonne santé du pays – a effaré bon nombre de nos concitoyens. Cette crise d’un certain modèle helvétique a été traitée au théâtre par Christoph Marthaler à Zurich en février 2003 [1] sous le titre Groundings, eine Hoffnungsvariante. Le spectacle offrait une suite de séquences hilarantes montrant de façon satirique des comportements de travail apparemment sensés, mais ressemblant de plus en plus à des rituels sectaires et conduisant au désastre, aussi bien au Conseil d’administration de la compagnie Swissair qu’à celui du Schauspielhaus de Zurich.
En effet, la réalisation mêlait des fragments de discours prononcés par divers hommes et femmes politiques à l’occasion de la faillite de Swissair et y insérait des textes du président du Conseil du Schauspielhaus, assemblée d’avocats et de banquiers qui avait nommé Christoph Marthaler directeur artistique et tenta de le limoger en septembre 2002, le trouvant trop dérangeant. Présenté aussi au Théâtre Municipal d’Avignon au cours du Festival 2004, le spectacle mettait en scène de façon délectable une suite de ratages : rien ne démarre d’abord, le chef d’orchestre arrive en retard, tombe dans la fosse, puis, malgré l’introduction musicale plusieurs fois répétée, le rideau de fer ne se lève pas et, en désespoir de cause, le chef tente de le soulever lui-même sans aucun succès, si ce n’est l’hilarité du public. À contretemps, l’espace se découvrait pourtant et des hommes en costumes cravates entraient dignes et compassés, échangeant discours et propos oiseux. De temps en temps, ils se plaçaient en file indienne devant l’un d’entre eux resté assis sur sa chaise à roulettes, lui serraient tour à tour la main avec de bonnes paroles et notamment « nous resterons amis » jusqu’à ce que brutalement la chaise et son occupant soient invisiblement tirés à travers la scène et qu’il disparaisse en trouant à grand bruit un mur en papier du décor. Il sera de retour peu après, à l’identique, comme si de rien n’était : ces gens-là reviennent toujours.
Bien sûr, la crise économique n’est pas a priori une mine de scénarios ou de pièces très drôles, et l’évocation de sujets sombres et récents rebute généralement le public. Mais qu’en dirait Michel Vinaver, lui qui a bâti une œuvre dramatique de première envergure en mettant en scène la plupart des grandes crises de société qu’a traversé la France, depuis la guerre d’Indochine (Les Coréens, 1956) ? Plus récemment avec King (1999), il retraçait le parcours de l’idéaliste inventeur de la lame à raser jetable, King Gillette, qui après avoir créé un empire économique et en avoir laissé la direction s’apprêtait à en vendre les actions pour obtenir les moyens de fonder une société idéale sur un modèle utopiste mâtiné de concepts industriels américains ; la crise de 1929 le ruina et fit éclater le rêve. Au début de 2002, Vinaver a publié 11 septembre 2001, « livret » assemblant des fragments d’enregistrements des passagers détournés, de contrôleurs du ciel, de discours politiques et de voix de victimes et de rescapés. Mieux que tout autre auteur francophone, il a amené sur la scène le monde de l’entreprise dans une écriture convoquant aussi bien les financiers, les dirigeants, les cadres, les ouvriers et même les détaillants, sous-traitants et clients dans une perspective ouverte, évolutive pour les personnages, mais il n’a pas encore, à ce jour, proposé de texte sur la dernière crise économique.

La déchéance de quelqu’un ayant atteint les sommets du pouvoir ou de la gloire est un scénario « accrocheur » dont le grand public est friand.

Dans les trois exemples précédents, Bron, Marthaler et Vinaver ont travaillé à partir de matériaux directement prélevés sur le réel. Il y a bien sûr d’autres manières de procéder et divers auteurs proposent leurs propres intrigues contemporaines, mais pour ce qui concerne les productions théâtrales récentes de Suisse romande, on n’y rencontre point non plus de texte portant clairement sur « la crise ». Avec le punch qui le caractérise, Dominique Ziegler a pourtant écrit Affaires privées, une fiction policière lointainement inspirée de faits divers où se mêlent business dans la haute finance, sado-masochisme et assassinat de ceux qui en savent trop ; cette pièce a été créée en 2009 au Théâtre de Poche, à Genève. Avec Virtual 21, qu’il a créé en mars de cette année au Théâtre Alchimic, il propose une enquête assourdissante sur les mondes virtuels et un futur maître du monde par le contrôle de la diffusion des jeux vidéos.
Parmi les alertes devenues très récurrentes aujourd’hui, n’oublions pas les multiples crises médicales, qui répandent en quelques jours la terreur au sein de la population dont elles semblent à elles seules menacer le confort, le pouvoir d’achat et les acquis sociaux. Dans sa comédie funèbre En attendant la grippe aviaire créée à l’Arsenic (2006), Antoine Jaccoud montre le resserrement du quotidien de deux futures victimes parmi toutes les autres, acceptant les mesures de confinement et de « quarantaine » volontaire qui ne les protègent pas de l’angoisse et les mènent à se résigner avant même que la mort s’en vienne.
Plusieurs pièces de Jérôme Richer sur divers aspects d’étouffement social sont publiées, notamment chez Campiche, mais La Ville et les Ombres consacrée à l’éradication des squatts genevois reste inédite, malgré sa création au Théâtre Saint-Gervais durant La Bâtie 2008.
D’inspiration plus internationale, Yves Laplace fait jouer dans Kennel Club la jeunesse libanaise en crise dans un « après-guerre » ignorant le passé et privée de futur ; plusieurs fois édité, ce texte a été créé par Hervé Loichemol (2001), qui a réalisé aussi une version scénique d’Outrages, méditation notamment inspirée par la dernière guerre subie en Europe, celle de Bosnie (2005).
Yves Robert sait éclairer de façon épique certaines vies plus ou moins anonymes. Avec La femme qui tenait un homme en laisse, monologue créé à l’ABC de La Chaux-de-Fonds (2006), il touche un traumatisme collectif récent en imaginant la vie d’une femme engagée dans l’armée des États-Unis et son itinéraire jusqu’à Abou Ghraïb. Sur un tout autre mode « utopico-comique », il suggère des solutions individualistes à la crise, mais en marge des lois, avec Pauvres riches créée par Julien Barroche à L’Échandole d’Yverdon (2009).
Le chômage comme conséquence des crises économiques a donné lieu à plusieurs pièces plus anciennes, dont le monologue féminin Chômage de Michel Viala (1976) ou La Demande d’emploi de Vinaver (1973) entre autres, mais Top Dogs d’Urs Widmer a été l’une des meilleures surprises de la fin du dernier millénaire, grâce à la traduction de Lova Golovtchiner et Martine Jeanneret présentée à Boulimie (1998). Cette pièce montre des managers d’entreprises, aux anciens salaires mirobolants, mis au rancart et « coachés » en groupe pour encaisser le choc de la perte de pouvoir, de moyens, d’attrait et pour les entraîner à se reconstruire et se reconvertir. Elle a déjà été plusieurs fois reprise dans diverses réalisations.
Au théâtre, chacun sait d’ailleurs que le texte n’apporte pas tout le sens : à ce que raconte l’auteur, s’adjoint le propos des gens de métier qui réalisent la pièce sur la scène et finalement ce qu’en tire – et y ajoute aussi peut-être de résonances personnelles – le spectateur.
Plusieurs sujets d’actualité récente ont mis en évidence la chute de personnalités haut placées, tragédies interprétées comme des crises pour les pays ou institutions que ces personnes représentaient. La déchéance de quelqu’un ayant atteint les sommets du pouvoir ou de la gloire est un scénario particulièrement « accrocheur » dont le grand public est friand, depuis les premiers textes dramatiques grecs, avec Agamemnon ou Panthée et surtout avec Œdipe, jusqu’à de récents lynchages médiatiques.
À l’inverse, lorsque Wajdi Mouawad met en scène une trilogie de pièces de Sophocle sur les femmes, il commence par Les Trachiniennes, dont on se souvient des trois premiers vers, énoncés par Déjanire : « C’est une vieille idée bien connue des hommes / qu’on ne peut jamais savoir avant la mort de quelqu’un / si sa vie a été bonne ou malheureuse. » [2] Et Wajdi Mouawad engage dans son spectacle Bertrand Cantat, l’un des plus terribles exemples actuels d’idole devenue paria pour avoir eu un geste irréparable qui a causé la mort de sa compagne, issue horrible qui n’est pas arrivée par hasard : l’homme n’a fait en cela que poursuivre la façon d’être – violente – qui avait fait de lui une « rock star » – et les mêmes médias qui l’avaient porté aux nues l’ont mené au pilori. Le théâtre trouve une grandeur dans le refus de l’ostracisme, le partage des destins et tient bien son rôle en brisant de si vieux cercles vicieux.

Si, comme le disait Heiner Müller, « le théâtre est crise », cet art devrait être bien placé pour s’emparer de la matière « crise » ou, tout au moins, de certains de ses aspects les plus récents et les plus douloureux.

Plus encore : le sujet affiché d’un texte n’en est pas forcément le sujet essentiel. Prenons l’exemple de La Mort de Danton écrite par Georg Büchner au premier tiers du XIXe siècle. Ce texte allemand devenu classique international donne une telle ampleur à cet épisode de la Révolution française qu’il a longtemps provoqué une douloureuse prise de conscience chez certains dramaturges et auteurs de l’Hexagone ne trouvant pas dans leur grande tradition d’écriture pour la scène un autre cas où l’un d’entre eux serait parvenu à empoigner avec autant de force ce grand sujet historique. De fortes considérations pouvaient ainsi être élaborées sur les mérites comparés des systèmes d’écritures dramatiques, aux normes contraignantes de la dramaturgie classique française s’opposant un modèle shakespearien plus ample, « contrapunctique », agençant les contraires et présentant des personnages évolutifs en divers lieux et parfois sur la durée. Cette seconde façon d’appréhender la scène, reprise depuis le XVIIIe siècle par la dramaturgie germanique, offre à l’évidence plus d’ouvertures sur l’Histoire et les vastes épopées aux longues chronologies.
Néanmoins, un autre aspect important a longtemps échappé à cet examen. En écrivant La Mort de Danton, Büchner s’est moins soucié de peindre la Révolution française, que de dire la réalité de son temps (1830) et de son pays – la Hesse, pas encore prussienne – où une révolution venait d’être trahie et étouffée dans le sang. Dans cette dimension ajoutée de sens, amplifiant la trame des données historiques, la pièce gagne une épaisseur qui la distingue de celles traitant simplement du sujet. Ajoutons qu’après avoir donné sa démission comme directeur du Schauspielhaus, Christoph Marthaler a justement choisi pour sa dernière mise en scène à Zurich La Mort de Danton, non par amitié pour la France, mais pour faire résonner le vide de tous les espoirs déçus.
Si « l’écriture de plateau », c’est-à-dire la capacité de réunir en un tout cohérent des propositions émises par les improvisations de comédiens, semble une approche performante pour s’emparer rapidement de thèmes proches de notre actualité, le passage par le texte, surtout de classiques, nourri de nouvelles perspectives, n’est pas une voie moins efficace. Quant à la création de l’auteur d’aujourd’hui qui dira mieux que toutes les autres la vérité de la dernière crise, nous l’attendons encore. En somme, pour nous, la crise comme grand sujet, avec tous ses intérêts, reste encore un « conte en déshérence ».

[#1] Donc avant que le cinéma s’en empare avec Grounding réalisé par Michael Steiner (2006).
[#2] Sophocle, Les Trachiniennes, trad. Jean Grosjean, Paris, Gallimard (Pléiade), 1967.