Pour qui sont tous ces francs qui passent sur nos têtes ?
Est-ce que la culture rapporte si on y investit ? Oui, historiquement, ça marche ! Toutes les villes qui ont intelligemment misé sur l’expansion culturelle se sont mieux développées que leurs voisines plus radines. Interrogeons ici le cas particulier de la Ville de Lausanne, sujet volontaire d’analyses précises et exemplaires de ce phénomène global. Avant de relever que les prouesses économiques évoquées négligent très franchement leur base régionale.
Un cas d’école
Ne nous y trompons pas, il y a une claire utilité politique à dire que « la culture, ça rapporte ! » Ainsi, c’est à Lausanne qu’on voit tout particulièrement fleurir diverses études « chiffrant » les retombées financières de « l’investissement » culturel. Ces études apparaissent avec la relance culturelle qui s’y développe dès la fin des années 80. Elles montrent que l’activité artistique de cette ville a un effet économique favorable important, bien supérieur aux subventions qui y sont injectées. Le modèle de cette réflexion s’appuie en Suisse sur un travail de 1984 réalisé par la Fondation Julius Bär sur la Ville de Zurich. Quoi de mieux que l’argument économique pour installer durablement une ambiance propice à faire passer les nouveaux budgets culturels en hausse ? Encore faut-il pour obtenir un contexte favorable déployer beaucoup de science et de pédagogie, la recherche et sa diffusion amenant et popularisant de nouveaux concepts. Comme ceux-ci restent encore bien frais et que les idées préconçues sur la culture ont la vie dure, il vaut toujours la peine de rappeler qu’elle n’est pas un tonneau sans fond mais aussi un élément du développement économique.
Ainsi l’étude menée en 1989 par Antonio Cunha avec l’Office d’études socio-économiques et statistiques de la Ville de Lausanne et intitulée Culture et économie à Lausanne ; essai d’évaluation de l’impact économique des principales institutions culturelles en arrive à des observations chiffrées très claires : « chaque franc investi dans le secteur culturel a rapporté, en retour, aux finances publiques 25 à 30 centimes [… et …] chaque franc dépensé par la collectivité dans les activités en question a induit une circulation de 3.20 CHF dans le circuit économique. » En d’autres termes donc, un quart à un tiers des subventions accordées à la culture reviennent directement à la communauté sous forme d’impôts ou de taxes sur les produits liés à la production ou à la consommation. D’autre part, chaque franc investi dans la culture fait plus que tripler par l’activité économique induite, dans une sorte de mécanisme keynésien, toute « sortie au théâtre » amenant d’autres frais, de transports, de restauration, de garde des enfants entre autres, générant davantage d’emplois et de dépenses à leur tour…
Situation lausannoise avant Lôzane bouge
Les années 60 enregistrèrent un fort développement théâtral dramatique et lyrique dû aux rassemblements des acteurs locaux sous l’égide du Centre Dramatique Romand dirigé par Charles Apothéloz d’une part, et à la constitution d’un public dans le domaine lyrique à la suite de festivals puis de saisons lyriques menées par Manuel Roth. Ensuite, le CDR éclate en 1969 et les subventions comme les forces dramatiques s’émiettent en une pluralité d’acteurs. Pour sa part, le directeur du domaine lyrique est jugé pour malversations financières.
Chaque franc investi dans la culture fait plus que tripler par l’activité économique induite.
Si le Syndic G.-A. Chevallaz (de 1958 à 1973) avait porté une réelle attention au domaine culturel de sa ville, ce n’est pas le cas de celui qui lui succède, Jean-Pascal Delamuraz (de 1974 à 1981). Ce temps de stagnation, voire de régression, est secoué dès 1980 et 1981 par le mouvement « Lausanne bouge » (ou Lôzane bouge) par lequel la jeunesse refuse le modèle d’avenir bourgeois qui leur est dévolu et réclame attention, perspectives et cristallise sa révolte en revendiquant un espace autogéré. Le mouvement opère plusieurs manifestations de rue, qui sont en premier lieu durement réprimées par les forces de l’ordre. Le syndic suivant, Paul-René Martin (1981-1989), met du liant et redémarre l’écoute et la « machine culturelle » en panne. Après l’octroi municipal aux jeunes d’une maison à la rue St-Martin, qui donne lieu à une première expérience plutôt calamiteuse en 1981 et 1982, une équipe relève le défi de tenir une salle de concert rock permanente à l’extrémité de la rue César-Roux : la Dolce Vita.
Constat d’abandon et de perte d’importance par rapport à Genève
À Genève en revanche – et d’abord à l’exemple lausannois – d’importants rassemblements de forces théâtrales locales s’étaient organisées (création en français des Anabaptistes de Dürrenmatt en 1969, constitution du Cartel des théâtres genevois). En 1982, la nomination de Benno Besson comme directeur de la Comédie apporte de fortes possibilités de diffusion européenne pour la principale scène théâtrale genevoise. La presse durant ces années enfonce le clou : Genève rayonne, le reste de la Suisse romande n’existe pas sur le plan culturel, et surtout pas Lausanne.
Les principaux laissés pour compte sont les artistes eux-mêmes. La culture ne rapporte que peu ou pas à ces porteurs d’eau de l’art et de la création.
Symptomatiquement lorsqu’en 1986, la revue belge Alternatives théâtrales consacre son 25e numéro au Théâtre en Suisse romande, il n’y a que trois pages consacrées à Lausanne, la moitié de ce qui est réservé au TPR neuchâtelois et quinze fois moins que pour Genève. Dans L’Hebdo de fin juin 1987, des formules comme « Lausanne complètement essoufflée alors que Genève se taille la part du lion » poussent les autorités à réagir. D’autant plus que l’administration lausannoise relève elle-même dans son Rapport-préavis de 1988 sur la « Politique culturelle de la Ville de Lausanne » le retard accumulé : « À Lausanne, le budget culturel a bien augmenté de 1984 à 1988. Il faut dire qu’il y a eu rattrapage : en 1983, avec des dépenses culturelles de 106 chf par habitant et par année, Lausanne se situait au 14e rang des villes suisses, derrière La Chaux-de-Fonds et Carouge ! » La Ville souhaite désormais « rayonner » et un événement contingent semble bien avoir eu un rôle majeur pour déterminer cette politique : l’arrivée de Maurice Béjart à Lausanne.
Besoin de grandeur
Alors que pour les autorités le problème public prioritaire concernant la culture apparaît comme un risque de perte d’attractivité de la ville, externe comme interne, et donc de perte d’influence sur la carte européenne, voire mondiale, le Rapport-préavis « concernant la politique culturelle de la Ville de Lausanne » de septembre 1988 signale comme « l’événement culturel majeur de l’année 1987 […] le transfert à Lausanne du Ballet du XXe siècle, devenu le Béjart Ballet Lausanne [qui] pourra poursuivre son travail, dont le rayonnement international fait honneur à notre ville. » Cette opération menée par quelques amis du chorégraphe proches du pouvoir et relayés au niveau communal et cantonal offrait un nouvel asile au directeur de ballet contesté à la Monnaie[1].
Justifier l’intérêt d’autorités politiques pour la culture en terme de « mieux vivre »
Quelques chiffres sont donnés pour la première saison de Béjart à Lausanne. Il y a eu 33’000 spectateurs aux vingt présentations à Lausanne, et près de dix fois plus pour le BBL à travers le monde qui donna cette saison-là cent vingt autres représentations où à chaque fois le nom de la ville est donc désormais porté haut, associé à une qualité artistique de premier plan. Le rapport de 1988 clôt le sujet sur la nouvelle plus triomphante encore que tout ce qui précède : ceci se fera avec un « budget annoncé [qui] sera tenu » ! Et pour contrer le déficit de rayonnement culturel constaté, une politique est élaborée qui prend pour modèle Béjart et ses réseaux internationaux de tournée.
En ce qui concerne le théâtre et son principal lieu de représentations qu’est la scène de Vidy, une semblable formule « rayonnante » est volontairement appliquée. Le rapport de 1988 rappelle que le lieu est passé en 1984 sous le contrôle d’une « fondation de droit privé chargée de l’exploitation du Théâtre de Vidy et de ses annexes », et que les deux directeurs Bauer et Bert n’ont pas été renouvelés. Pourtant, leurs résultats chiffrés n’étaient pas négligeables avec 40’000 spectateurs à Lausanne et 13’000 en tournées (romandes). Désormais, la Ville en veut encore davantage : « l’un des grands metteurs en scène actuels, Matthias Langhoff » a été choisi pour leur succéder avec le souci « de repenser l’institution par rapport au théâtre actuel en Europe[2]. » Alors que Pierre Bauer et Jacques Bert, avaient vu leur subvention régresser de 2 millions et demi à 2 millions, Matthias Langhoff dès son arrivée a obtenu 5 millions de soutien lausannois en 1989/90 puis 6 millions en 1990/91, qui sera aussi sa deuxième et dernière saison comme nouveau directeur de Vidy. Ce triplement de subventions montre que l’argent se trouve quand la politique le souhaite.
« La culture permet d’inscrire le nom de la ville sur la carte du monde et reste essentielle au rayonnement de celle-ci et à son développement. »
En conclusions de son rapport de 1988, « la Municipalité voit deux axes principaux dans la vie culturelle lausannoise. Premièrement, les institutions culturelles (TML, CDL, BBL, OCL[3] et les musées communaux) doivent avoir les moyens d’une politique de qualité qui en fasse des phares non seulement pour tous les artistes de la Ville et du Canton, mais également pour attirer à Lausanne des étrangers, amateurs de ce que l’on a coutume aujourd’hui d’appeler « le tourisme culturel ». Deuxièmement, les activités culturelles indépendantes professionnelles […] doivent également pouvoir faire appel à la collectivité pour soutenir les diverses activités qui caractérisent le bouillonnement actuel. » On comprend assez qu’il va y avoir dès lors un haut du panier, et une autre culture qui connaîtra le goût du bouillon.
Justification touristique
Le Syndic Paul-René Martin contribue à la fin de 1989 au numéro de la revue culturelle française les Cahiers du Renard consacrée aux Petits malentendus et grandes espérances de l’international : il justifie l’intérêt d’autorités politiques pour la culture en terme de « mieux vivre » et en insistant sur la « renommée internationale » car « notre ville vit essentiellement du tourisme : elle a dès lors besoin de s’ouvrir au monde pour vivre et sauvegarder sa substance économique. » Il évoque le cas d’une « firme multinationale canadienne » qui « a établi ses quartiers européens à Lausanne en tenant compte de la vie culturelle de la ville [alors que] Lausanne était en concurrence avec plusieurs capitales européennes. »
En 2008, deux décennies après le précédent rapport, un nouveau préavis lausannois sur la « politique culturelle » se présente comme « un état des lieux, après vingt ans d’efforts constants visant à proposer à la population une offre culturelle variée et de qualité, reconnue sur le plan international. » Les principales réalisations culturelles dont la Ville est fière y sont présentées et le « rayonnement » ne semble plus une préoccupation première, mais un acquis montré comme la clé de voûte du système culturel mis en place. « La culture permet d’inscrire le nom de la ville sur la carte du monde [et reste] essentielle au rayonnement de la ville et à son développement ». Cette formule et cette place finale se retrouvent dans le Rapport-préavis de 2015 sur le même sujet, très riche en données chiffrées, dont les considérations ne varient pas sur le problème du « rayonnement », car les autorités lausannoises tiennent toujours à accroître le capital symbolique de leur ville.
La culture ça rapporte, oui mais à qui ?
Comme nous avons pu le voir et le lire dans cet article comme dans tout ce numéro de CultureEnJeu, oui, la culture, ça rapporte. Ça rapporte à la société dans son ensemble qui se développe économiquement tout en apprenant, évoluant, éprouvant avec l’art qu’elle sait susciter. Ça rapporte financièrement à l’entité publique qui subventionne et reçoit directement une bonne part en retour et crée un flux financier et une activité bénéfique. Ça rapporte en notoriété au sponsor, en considération discrète au mécène. Ça rapporte donc à beaucoup de monde.
En fait, les principaux laissés pour compte se trouvent être les artistes eux-mêmes. La culture ne rapporte que peu ou pas à ces porteurs d’eau de l’art et de la création, à ces indispensables acteurs de l’invention et du renouvellement, qui prennent tous les risques pour un peu de gloire éphémère et la quasi certitude de ne jamais obtenir plus qu’un petit minimum vital avec la dure obligation de réussir encore et toujours pour durer. La culture ne rapporte guère à ceux qui expriment cette société même. Cherchez l’erreur.
[#1] Béjart fut poussé à quitter ce qui fut longtemps son port d’attache du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, pour « recadrage financier » et parce que contesté par les forces plus jeunes considérant son travail artistique dépassé.
[#2] En décembre 1992, le peuple suisse refusera pourtant l’entrée du pays dans l’EEE (Espace Économique Européen), considéré alors comme le marche-pied conçu pour entrer dans l’Europe.
[#3] À savoir le Théâtre Municipal de Lausanne (aujourd’hui, Opéra de Lausanne), le Centre Dramatique de Lausanne (aujourd’hui, Théâtre Vidy-Lausanne), Béjart Ballet Lausanne et l’Orchestre de Chambre de Lausanne.