Usages de l’artiste

Numéro 44 – Décembre 2014

Le refus de toute contrainte, de toute loi, c’est par conséquent l’impossibilité de vivre avec les autres. Albert Jacquard[1]. Dans l’élégante expression « les règles de l’art », perçoit-on encore l’oxymore ? Chacun reconnaît la nécessité du savoir-faire, et donc de l’étude, de l’assimilation de procédures par la pratique que requiert chaque métier. Ceux de l’art feraient-ils exception ? Certainement pas, et pourtant tout un discours, empreint de pensée bourgeoise, ne veut rien voir de cela chez les artistes, ces êtres essentiellement considérés comme des « fournisseurs de beau » et de « création », lesquels ne pourraient justement pas s’obtenir sans beaucoup de souffrances mettant ces « personnalités à part » directement en rapport avec la transcendance. La simple évocation de nécessaires cadres de travail, de l’observance de normes et de prescriptions font ainsi grimacer et évoquer l’esprit de 68 à ceux qui n’y étaient pour rien, invoquer l’héritage de la libre invention et rappeler qu’« il est interdit d’interdire ! » que « sous les pavés, la plage »[2], que « chacun fait, fait, fait, c’qui lui plaît, plaît, plaît »[3], ou encore « toi t’avais ton style, moi j’avais mon style, existe-t-il un autre style ? »[4]

L’art travaille et fait jouer

Il est indubitable que le geste artistique revendique une liberté et en ce sens s’oppose. À quoi se confronte-t-il ? À un ou des pouvoirs, à des censures, des goûts et des dégoûts, à des scléroses : il rencontre toutes sortes de contraintes, que ce soit frontalement ou qu’il s’y heurte par hasard, de par sa recherche de nouveaux espaces pour se penser et se vivre. En fait, lorsqu’apparaît la règle, qui limite et contraint, la liberté artistique ne disparaît nullement du même coup. Le processus est dialectique : l’une existe par rapport à l’autre. La force de l’innovation s’allie à la capacité de référence, pour une nécessaire incrémentation dans le savoir général. Sans cela presque personne ne peut appréhender l’apport de nouveauté du propos tenu, vouant les novations radicales à des rejets regrettables dans des zones d’incommunication parfois qualifiées de folie.

Distinguons la nécessité et l’adaptation aux conditions extérieures (les violentes : coercition, intimidation, menaces, pressions – comme les insidieuses : diminution des soutiens financiers, chape de plomb pour faire oublier l’œuvre) des règles internes que l’artiste se donne ou s’impose pour progresser dans sa pratique. Dans les premières, c’est la survie qui compte et Brecht conseille malgré tout et autant que possible de ruser et de fuir, voire d’adapter le discours afin de rester vivant et de pouvoir recommencer à parler en des lieux où l’expression est possible. Mais hormis les grossiers régimes incapables d’exister en dehors d’une protection policière brutale, la force musclée est rarement déployée contre les artistes. Les démocraties procèdent différemment : par l’indifférence ou la prime. Nous savons tous que la principale contrainte en ce siècle est financière et qu’elle conditionne la survie et la liberté qui permet de créer. La Suisse se targue volontiers d’un certain génie en matière d’améliorations et de perfectionnements, mais se reconnaît mal dans ce qui concerne l’invention pure : elle ne sait pas accepter et défendre ses génies artistiques5. Il y a sur ce plan des « montagnes » de travail à accomplir.

Lorsqu’apparaît la règle, qui limite et contraint, la liberté artistique ne disparaît nullement du même coup.

Expression de liberté, l’art se fonde sur diverses contraintes, pour s’y opposer et exister. Passé ce paradoxe devenu trivial, il faut reconnaître les limites ou règles que l’artiste se pose à lui-même. Celles-ci, d’une certaine façon, amplifient le champ artistique parce qu’elles énoncent – ouvertement (cela est important) – des exigences qui cadrent le travail et focalisent en somme l’attention sur une forme de jeu définissant, par ses conditions, ce qui est artistique. L’art se crée donc volontiers ses propres contraintes ; en revanche, l’absence revendiquée de connaissances du sujet artistique – prônées depuis une décennie ou deux comme une bienheureuse ingénuité hypothétiquement novatrice – ne mène qu’à réinventer perpétuellement le fil à couper le beurre. Dans l’idéologie ultralibérale qui nous empreint, nous englue, qu’est ce que cela veut dire ? Tout simplement que les contraintes financières sont les meilleures pour les artistes ! Aucune aide donc pour ceux qui ne sont pas « reconnus » et ne peuvent rapporter ni en placement ni en terme immédiat d’image ; il s’agit donc aussi que l’écrémage des « meilleurs » soit exercé par les soins de l’élite économique ou de ceux qui la servent, en fonction de ses goûts, intérêts et idéologie.

Fragiles bons usages

Que faire contre cette tendance dominante ? Tenter le plus longtemps possible de maintenir ouverts quelques rares espaces de liberté, de recherche et d’invention, lieux d’expression comme CultureEnJeu, ou comme Mimos la revue de la Société suisse du théâtre, devenue depuis quatre ans annuaire et publiant des recherches et réflexions diverses sur le travail artistique du, ou de la, lauréate de l’Anneau Hans-Reinhart, démarches originales aux styles et aux domaines explorés très variés : musico-théâtral dans l’espace germanique pour Christoph Marthaler, monde du cirque mondialisé avec le Tessinois Finzi Pasca, parcours de comédienne et chanteuse sans égal avec la Romande Yvette Théraulaz et cette année le metteur en scène et comédien suisse Omar Porras à l’univers festif et merveilleux d’origine colombienne. Pour chacun de ces lauréats, il a été possible d’éclairer nouvellement leur démarche d’artiste, jusque-là toujours estimée mais mal connue, insuffisamment réfléchie et mise en valeur. Bénéficiant d’un important réseau à travers notamment les universités de Suisse, Mimos est aussi tenu en ce sens de respecter la liberté d’expression des auteurs, choisis en fonction de leurs compétences et domaines préalables de recherches, et doit donc éviter toute espèce de mainmise ou de contrôle préalable autre qu’interne, dans la grande tradition académique. Ce laboratoire de nouvelles approches sur les œuvres encore en cours des plus éminents artistes du théâtre de ce pays parviendra-t-il encore longtemps à maintenir son indépendance rédactionnelle ? L’équilibre est délicat entre collaboration avec les artistes et leur staff, démarche indispensable en terme d’informations de base, tout en retenant les tentatives de « relecture » c’est-à-dire de censure qui ferait se rétracter dans leur sphère chacun des professeurs et chercheurs intéressés. Or ceux-là ont les moyens de développer, en toute indépendance, des idées quelque peu nouvelles, de façon cohérente et qui ne répètent pas uniquement la légende que l’artiste s’est lui-même forgée, mais ouvrent le propos et, à terme, favorisent l’œuvre et sa réception : sans cela, inutile de gâcher du papier.

La principale contrainte en ce siècle est financière et elle conditionne la survie et la liberté qui permet de créer.

De façon plus générale, ces lieux de réflexion sont ordinairement rendus possibles grâce au soutien d’un puissant organisme de financement. Pour les quelques intellectuels impliqués, ces situations d’équilibres précaires en raison de la disproportion des forces en présence menacent les petits espaces de libertés d’expression, lesquels conservent malgré tout, le bel espoir de durer : fragilité et volonté font aussi une part de leur lumière.

Bien sûr, à leur tour, ceux qui souhaitent librement parler de l’art et des artistes devraient suivre quelques règles. On doit pouvoir attendre d’eux au minimum rigueur et clarté dans le traitement des faits et des références, menant à une connaissance approfondie et plus de perspectives sur l’artiste et son œuvre, toutes démarches étayées, respectueuses et positives. L’emploi d’illustrations photographiques devrait ainsi surtout donner à voir le travail de l’artiste évoqué plutôt que de chercher à tout prix de nouveaux « shootings » improvisés et plus ou moins inspirés. Si l’on souhaite parler d’un créateur, pour qu’il accepte sa mise en lumière par d’autres que par lui-même et hors de son contrôle, encore faut-il assurer une déontologie et une éthique dans ces démarches. Hélas, ce souci d’un peu de morale, ou de simple bon sens n’est pas toujours présent. Que faire alors, sinon le dire ?

Une honte

Parmi les exemples les plus pénibles de tartufferie commise à l’encontre d’artiste de ce pays, et de faute grave à l’éthique, on peut sélectionner haut la main la campagne photographique associée à la remise des Prix suisse de théâtre organisée par l’Office fédéral de la culture en mai de cette année à Winterthur. Alors que le but proclamé de cette administration culturelle est de mettre en valeur des créateurs en leur attribuant divers prix assortis de sommes rondelettes, elle s’est adressée – pour promouvoir hautement l’image des dits artistes suisses primés cette année – à d’autres artistes ayant la photographie parmi leurs outils de « création ». Mandatés donc par l’OFC, ces « artistes photographes » n’ont rien trouvé de mieux pour « réinventer » les lauréats convoqués devant leur appareil que d’interposer à quelques centimètres de l’objectif des petites pierres colorées qui font purement et simplement disparaître derrière des taches de couleurs chaudes (à la froideur désespérante) les silhouettes de leurs sujets vivants. Cette vie qui semble beaucoup gêner se trouve ainsi évacuée du propos. Est-ce à dire que l’artiste doit s’effacer ? Ou que de l’avis des exécutants, il n’y en a point d’autres qui vaillent qu’eux-mêmes ? Quelle éthique de travail ou simple respect de l’autre reste-t-il dans ce gâchis ? Plus pénible encore, ne sont en fait reconnaissables sur ces images que les artistes ayant eu le bon réflexe et le dos assez souple pour se baisser, afin d’apercevoir l’objectif par dessous les petites pierres. Est-ce assez montrer le pouvoir de l’Office fédéral de la culture et de son nouveau « joug-joug » ? Il n’y a d’égal au dégât d’image pour les artistes (op-)primés en 2014 que l’enthousiasme des fonctionnaires de l’OFC à replacer partout où ils le peuvent cette marque évidente de leur domination et de leur « art » de faire apparaître et surtout disparaître ceux-là mêmes qui justifient – de toute leur vie difficile d’artistes – leurs velléités fonctionnaires de jouer aux créateurs.

[#1] Albert Jacquard, Nouvelle petite philosophie, 2005.
[#2] Deux slogans parmi les plus connus de mai 68…
[#3] Grégory Ken / Valli Kligerman (Chagrin d’amour), 1982.
[#4] Charlie Winston, 2013
[#5] Voir : Création et innovation en Suisse : la Suisse est-elle trop petite pour créer ? / Genève / Carouge, Le Temps stratégique / Zoé, 1989.